Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/871

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les pensées que les hommes des villes sont occupés à pervertir.

Ainsi Françoise, obligée d’habiter Paris, sera longtemps privée du petit être qui serait sa poupée d’orgueil. Elle ne l’habillera point de costumes riches. Elle n’aura point à l’éduquer en jeune prodige.

M. Marcel Prévost signale avec entrain les inconvéniens de la précocité puérile. Son Emile n’apprendra pas à lire de bonne heure ; il ne possédera pas de livres avant la septième ou la huitième année de son âge. Et il ne saura pas de langues étrangères.

Il en saura plus tard, deux ou trois, s’il le désire. On lui enseignera d’abord le français.

C’est assez logique, n’est-ce pas ? ... Mais Françoise a, parmi ses amies, d’exquises femmes qui ne sont fières que si leurs enfans parlent d’abord les langues d’à côté. Les infortunés embrouillent à ravir l’anglais, l’allemand et le peu de français qu’il faut tout de même qu’on attrape dans un pays où le français reste, au bout du compte, le langage le plus fréquent. Et quel galimatias ! Chaque bébé, — ou « baby, » — est, à lui seul, une tour de Babel.

À ce galimatias de ses paroles, ajoutons le galimatias de son esprit. Les mots sont des « instrumens de pensée. » Si l’on a deux ou trois instrumens de pensée, et si l’on a plus d’instrumens que de pensée, eh bien ! c’est trop d’instrumens : et qu’en faire ? ^

Les enfans ont, très souvent, l’air de méditer, et vaguement. Ils prennent contact avec une surprenante mêlée d’idées et de choses. Quelle immense besogne est la leur ! Et quelle sera leur besogne, plus immense, quand vous aurez posé, sur les idées et les choses, plusieurs étiquettes, et dissemblables ! Vous leur multipliez la difficulté qui les trouble et qui les fatigue.

M. Marcel Prévost le note à merveille, les mots étrangers sont comme un écran fâcheux entre une âme d’enfant et la réalité. Puis, le langage d’un pays tient à l’esprit de ce pays. Si l’on enseigne le français à l’un de nos compatriotes, on lui perfectionne son âme française : on la lui gâte, on risque de la lui gâter, par l’intrusion de la pensée étrangère.

C’est l’un des caractères de la pédagogie de notre auteur : il l’a voulue nationale, en vérité.

Vous renoncerez, Françoise, à l’imprudente fatuité d’avoir des enfans polyglottes.