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roman historique, mais de roman moderne. Et quant aux « procédés » en question, il est trop évident que ce sont ses procédés, à lui Flaubert, c’est-à-dire la méthode originale qu’il a appliquée plus ou moins dans tous ses autres romans.

Or, la première règle de cette méthode, — nous l’avons vu, — c’est que l’artiste doit se borner à « représenter, » à refléter les formes, les faits et les idées, indépendamment de ses opinions préconçues, de ses haines, ou de ses sympathies instinctives. Et voilà déjà une première différence entre lui et les romantiques, comme Walter Scott, Hugo, ou Dumas père, lesquels n’ont fait que transporter dans l’histoire les préjugés, les passions et même les modes contemporaines. C’est encore une différence capitale entre lui et Chateaubriand qui, dans ses Martyrs, apportait, outre des arrière-pensées apologétiques trop manifestes, des idées traditionnelles et toutes faites sur les événemens et les hommes. Flaubert, lui, ne préjuge pas, ne prend pas parti dans les aventures qu’il nous raconte : il « représente » tout simplement. Il est, suivant l’expression de Schopenhauer, le « pur sujet connaissant, » le miroir prodigieusement vaste et limpide, qui reflète un mirage antique.

Mais le « sujet connaissant » qui reflète le spectacle de l’univers voit toutes choses dans un éternel présent. Et ainsi, pour lui, tous les faits qui composent l’histoire universelle se présentent sur le même plan. Tout lui est égal : un événement d’hier et une catastrophe contemporaine des guerres puniques ou des Pharaons de Memphis. Il voit les sacrifices humains de Moloch du même œil que les comices agricoles d’Yonville, et la procession des filles de Tanit comme le cortège d’une mariée de village.

On saisit tout de suite la différence qu’il y a entre cette méthode et la tournure d’esprit des écrivains romantiques, prédécesseurs de Flaubert. Pour ceux-ci en effet, l’histoire, bien loin d’être toujours vivante, était une chose morte et qui même ne les intéressait que parce qu’elle était morte, parce qu’elle offrait des personnages, des costumes, des spectacles, un art qu’on ne reverrait plus. Ils l’abordaient avec un sentiment de curiosité, qui primait tout le reste : c’était le rare, le singulier, l’anecdotique, l’extravagant même qui les passionnait. Au contraire, Flaubert professait un superbe mépris pour tout détail qui n’avait d’autre valeur que de curiosité. Et même la curiosité