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sentiment, Flaubert n’en est pas moins convaincu que la faculté maîtresse de l’artiste, c’est l’intelligence qui représente et qui construit. Le monde n’existe, pour nous, qu’autant qu’il est pensé. La sensation, l’obscur pressentiment n’ont de réalité, qu’autant qu’ils se réduisent à une idée et qu’ils se rattachent à un système d’idées préalablement vérifiées. L’esthétique de Flaubert est, dans son fond, éminemment classique et cartésienne : « Ceci est pensé, donc ceci est. » L’art doit être intellectuel.

Bien plus : tout en sachant la fécondité originelle de la sensation et de l’émotion, l’artiste sera constamment en garde contre leurs tromperies. Il évitera de céder en aveugle à son premier mouvement. Non seulement il s’efforcera de régler et de critiquer son émotion, mais il sera capable de l’exciter au besoin. Cette domination sur le sentiment est le grand signe de sa maîtrise : « Arrêtant l’émotion qui le troublerait, il sait faire naître en lui la sensibilité qui doit créer quelque chose[1]. » Flaubert va plus loin, il exagère sa théorie à plaisir. Il ne lui suffit pas que l’intelligence crée l’émotion, il faut encore qu’elle crée la réalité. L’univers conspire avec la pensée, ses lois sont identiques à celles de l’esprit. Suivant la formule aristotélicienne, la matière aspire à la forme, elle désire devenir pensée. Dans un des épisodes les plus singuliers de la première Éducation sentimentale, il imagine qu’un de ses héros, par la seule force de sa pensée, arrive à donner un corps réel à une pure hallucination[2]. Ce n’est là évidemment qu’un paradoxe romantique. Mais Flaubert est convaincu, comme Renan et comme Taine, que l’univers s’empresse de donner raison au savant, en vérifiant ses lois, ou en justifiant ses hypothèses. A propos d’un oiseau fabuleux, le Dinorius, qu’il voulait sans doute faire entrer dans sa Tentation de saint Antoine, il écrit, quelque temps après, à son ami Bouilhet : « Sais-tu qu’on vient de découvrir à Madagascar un oiseau gigantesque, qu’on appelle l’Epyorius ? Tu verras que ce sera le Dinorius et qu’il aura les ailes rouges[3]. » Ainsi, la nature est sommée par lui de se conformer à sa description.

Et pourtant il comprend bien que la pensée se heurte toujours à quelque chose d’irréductible et d’inexprimable, dont elle

  1. Cf. Première Education sentimentale, ad finem.
  2. Voir l’épisode du Chien.
  3. Correspondance, IIe série, p. 156.