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La pensée qui contemple excite une émotion, qui passe les plus beaux ravissemens : « C’est une joie supérieure aux plaisirs de la tendresse[1] ! » L’ivresse de l’art égale celle de la science : « L’art aussi a des spasmes fous et des enchantemens sans fin… Sous son baiser d’amour, des illuminations magnifiques auraient flambé dans ta tête, où l’idée, comme une torche sur les ondes, eût balancé, en des profondeurs limpides, sa lueur élargie et ses aigrettes multipliées… Perdu dans l’ombre, le monde, en bas, aurait passé sans bruit[2] !… »

Voilà donc le point de vue de l’artiste, situé tout de suite dans l’absolu. Il ne se fait point centre. Il voit les choses, non point par rapport à soi, mais par rapport au Tout, dont il est lui-même partie. Elles n’ont de signification que dans leur relation avec Dieu. Sans doute, ce Dieu panthéistique de Spinoza est bien éloigné du Dieu chrétien. Pour Flaubert, c’est l’Inconnaissable, la substance mystérieuse d’où procède et où retourne toute réalité. Mais quel critère plus radical et plus élevé que celui-là ? Notez qu’il ne s’agit pas, ici, de juger les choses d’après un système dit rationnel, une science ou une métaphysique quelconque, mais uniquement de les représenter, sans vouloir les expliquer, ou leur assigner un but, leur cause et leur fin se reculant, pour nous, dans la substance inaccessible. Du coup, l’artiste est délivré de tous les préjugés qui peuvent troubler son regard.

Évidemment, on peut se placer à un autre point de vue, on peut mettre sa gloire à passer, comme on dit, de l’absolu au relatif. Au lieu d’être le spectateur désintéressé, on peut prendre parti dans le spectacle et concentrer toute son attention, par exemple, sur des réalités sociales ou nationales, qui ont, en effet, une extrême importance, puisqu’elles sont nécessaires à notre vie. Mais Flaubert répond à cela : Vivre n’est point notre affaire. Cela ne nous regarde pas. Notre affaire à nous, c’est de contempler, de chanter la vie. De deux choses l’une : ou bien, vous accorderez à ces faits sociaux ou nationaux une valeur absolue, selon le sentiment populaire, — et, à la réflexion, vous vous jugerez ensuite bien naïfs. Ou vous plaiderez pour eux, en dilettantes de l’action, vous les justifierez d’après une certaine morale, ou une certaine philosophie. Or, que restera-t-il de votre

  1. Tentation de Saint Antoine. Édit. Charpentier, p. 252.
  2. Première version, 1849-1856, p. 250.