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que notre invincible armée eût été vaincue ; on n’exprimait de haine contre personne ; on ne formait aucun projet subversif ; on se lamentait et on écoutait vers l’horizon si un bruit lointain de victoire ne venait pas dissiper l’horrible cauchemar. L’idée d’une révolution ne hantait pas les esprits de cette foule qui circulait dans les rues interrogante, anxieuse, effarée. Encore moins entendait-on sur ses lèvres ou devinait-on dans son attitude un sentiment de satisfaction de la défaite nationale ; on eût écharpé quiconque eût laissé apercevoir d’autres sentimens qu’une inconsolable douleur.

C’est dans les cercles politiciens du Parlement ou de la presse qu’éclatèrent des joies scélérates et des volontés haineuses. Depuis l’ouverture des hostilités, les Irréconciliables n’avaient pas déguisé leurs vœux pour la défaite. Le Rappel avait dit hautement : « La France court en ce moment deux dangers : le premier, le moindre, est le danger de la défaite ; c’est le moindre parce que c’est le moins probable ; l’autre danger et le plus sérieux, c’est celui de la victoire. L’Empire fait le mort ; les Prussiens battus, il ressuscitera. L’Empereur rentrera triomphalement à Paris, et ceux qui ne regarderont pas seulement avec les yeux verront derrière les chevaux du père et du fils, liées et saignantes, deux personnes dont l’une sera la Prusse et l’autre la Liberté[1]. » — « Si nos vœux sont exaucés, écrivait le Réveil, il n’y aura ni vainqueurs, ni vaincus, et la lutte sera honorablement soutenue de part et d’autre[2]. » A l’annonce de la défaite ils laissèrent éclater une joie débordante ; « par haine des institutions présentes et désir du changement ils se réjouirent de leur propre péril. — Odio præsentium et cupidine mutationis suis quoque periculis lætabantur. » Dans les rassemblemens un démagogue ayant crié : « Vive la Prusse ! » un ami lui dit : « Tu ès donc content que les Prussiens gagnent? — Certes oui, répondit-il, et, levant les bras en l’air : Vive la Prusse[3] ! »

Jules Ferry, descendant les escaliers du Palais de Justice, jetait à l’avoué Déroulède cette exclamation : « Vous savez ? Les armées de l’Empereur sont battues ! « Le fils de Déroulède, jeune homme au cœur noble, ardent et vraiment patriote, blessé de l’allégresse étincelante des regards, du ton réjoui de la voix, de

  1. 1er août.
  2. 1er août.
  3. Jugement du tribunal correctionnel du 12 août.