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mot, refaire, à quelques pas des bivouacs ennemis, une France à la place de celle qu’on venait de détruire. Ils étaient encore moins sûrs d’obtenir cette adhésion passionnée des masses sans laquelle une défense à outrance ne peut se continuer ; ils n’auraient que l’assentiment abaissé qu’impose la terreur des cours martiales ; ceux que l’on condamnerait à l’héroïsme sous peine d’être passés par les armes resteraient aux aguets, silencieux et mécontens, prêts à se ruer dans la paix, quelle qu’elle fût. Et la France sortirait de cette lutte mal conduite, humiliée, rançonnée, démembrée, et, qui peut dire jusques à quand, gardée à vue dans tous ses mouvemens par un vainqueur arrogant.

Il n’y avait donc, après Wœrth et Forbach, qu’à répudier la tradition de Talleyrand et de Lafayette, qui ne virent dans les malheurs de l’Empereur que l’occasion propice de le renverser ; il n’y avait qu’à suivre celle de Carnot qui, dans le souverain vaincu, ne vit que la France à sauver et se dévoua à lui. On pouvait espérer sans illusion que la France prendrait ce parti. Depuis 1815, la plupart des historiens avaient condamné Talleyrand, blâmé Lafayette, exalté Carnot, dont la figure toujours grandissante était devenue, après celle de Bonaparte, la plus illustre de la Révolution. Nous n’en étions certainement pas revenus au patriotisme stupéfiant de ce puritain du temps d’Elisabeth qui, sa main coupée par ordre de la Reine, saisit son chapeau de la main qui lui reste, l’élève en l’air et s’écrie au jour du péril national : « Dieu sauve la Reine ! » Mais il était à peu près de croyance commune qu’un Français devait, à moins d’être considéré comme un traître, se ranger derrière son gouvernement, même détesté, même malheureux, dans une lutte avec l’étranger.

Mignet avait résumé ce dogme en quelque sorte national dans sa noble langue : « L’indépendance de la patrie doit l’emporter sur la forme des gouvernemens et sur les intérêts des partis. Ni les douleurs de l’exil, ni l’ardeur des convictions, ni la force des attachemens, ni la violence des haines ne justifient de méconnaître ce premier des devoirs. Séparer son pays du gouvernement qui le régit, dire qu’on attaque l’un pour délivrer l’autre, n’excuse pas davantage. Ces distinctions subtiles conduiraient à la ruine des Etats. » Berryer s’écriait le 5 février 1847 à la Chambre des Députés : « Nous sommes libres, nous n’avons pas même chez nous, sur le sol de la France, l’embarras