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et qu’au sein même de la catastrophe, elle s’est manifestée dans l’ordre moral avec un éclat qui a été rarement surpassé.

Tout le monde a lu les récits du naufrage. Il y a eu là, n’était-ce pas inévitable ? quelques-uns de ces gestes de violence qui, dans la surprise de la catastrophe, échappent à la bête humaine. Ceux qui ont le plus d’empire sur eux-mêmes ne sont pas toujours maîtres de ces mouvemens réflexes ; mais, sur le Titanic, ils ont été réduits au minimum. On a pu voir ce que ces grandes forces inspiratrices, la civilisation et la religion, ont su faire pour réprimer les premiers instincts de conservation et les subordonner aux sentimens plus nobles de dignité envers soi-même, de charité pour les plus faibles, enfin de soumission à la mort inévitable qui élèvent l’homme si haut sur l’échelle morale et lui permettent quelquefois d’atteindre au sublime. Nous ne reproduirons pas des récits dont nos lecteurs connaissent déjà les moindres détails. On a commencé par sauver les femmes et les enfans, non pas tous cependant, car il y a eu des femmes qui n’ont pas voulu se séparer de leurs maris et ont préféré mourir avec eux, comme elles avaient vécu. On a vu des hommes veiller avec soin au salut de leurs femmes et revenir avec un calme stoïque sur le vaisseau condamné. Tout cela s’est fait avec une simplicité admirable et nous n’en connaissons qu’une partie : combien de drames ignorés se sont passés entre le ciel et la mer dans cette nuit d’épouvante ! La résignation avec laquelle, aussitôt qu’ils en ont compris la gravité, tant de passagers ont accepté leur sort sans protestations vaines, sans agitations inutiles, montre ce que fait de l’homme l’idée d’un devoir supérieur, lorsqu’elle est entrée dans sa conscience pour en régler tous les mouvemens. Le devoir professionnel lui-même, qui, dans certaines circonstances, peut devenir le premier de tous, a poussé à l’héroïsme de modestes télégraphistes, restés attachés à leurs appareils pendant que l’eau de la mer entrait déjà dans leur cabine, pour envoyer à travers l’espace les appels méthodiques qui ont arraché à la mort huit cents et quelques passagers. Ce sentiment du devoir professionnel ou, pour parler plus humblement et plus exactement, de la fonction professionnelle, les musiciens du Titanic ne l’ont pas éprouvé avec moins de force ; surpris par le choc du navire contre l’iceberg pendant qu’ils jouaient des airs quelconques, ils ont continué de le faire jusqu’au moment suprême, sans manquer une mesure, croyant sans doute qu’à la manière du clairon dans la bataille, ils soutiendraient par là le courage de leurs malheureux compagnons. Ceux qui ont survécu ont parlé avec admiration de ce