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comme la salamandre dans cette atmosphère de feu qui dessécha leur cœur honnête et chauffa leur passion au rouge ardent. Pourtant, même dans ces éclipses de la raison, l’humanité ne perd jamais ses droits. Au passage des prisonniers, à travers ces solitudes qu’animaient çà et là quelques estancias clairsemées, quelques traits d’ingénue bonté venaient soulager leur malheur, moins par le secours même que par le geste compatissant : des gauchos apportaient un chevreau, une toison pour la selle, du tabac. Une petite chinita ou métisse acheta, de quelques réaux qu’elle avait, six mouchoirs de coton, qu’elle vint offrir tout en larmes à son vice-roi.

La caravane suivait à présent l’ancienne route des postes. Le 25 août, le Rio Saladillo traversé, on alla coucher à Lobaton, sur la frontière de Santa Fé. Le dur voyage touchait à son terme, et personne ne doutait plus que l’appel de la Junte ne signifiât la remise de la peine ou tout au moins sa commutation. Le soir, on était presque joyeux à la pensée d’arriver le matin suivant, dimanche, à la chapelle de la Cruz Alta, où l’évêque dirait la messe ; et tout le monde se coucha sur la bonne impression. En se levant le lendemain, à la pointe du jour, un nouvel officier, Domingo French, se mit à la tête de l’escorte. On atteignit à dix heures du matin l’endroit dit Cabeza del Tigre (Tête du Tigre) ; de là French donna l’ordre de prendre à travers champs jusqu’à un bois d’acacias et de caroubiers dit Monte de la Papagayos ; tout à coup, en débouchant dans une clairière, apparut la barre sombre d’un peloton de hussards, rangés et l’arme au bras. Un homme s’avança, que Liniers reconnut : c’était l’avocat Castelli, membre de la Junte, qui lut la sentence de mort. Seul le prélat échappait au supplice, mais non à la prison et aux avanies. Toutes les protestations des condamnés furent inutiles ; ils avaient trois heures pour se préparer. L’heure venue, l’évêque tenta un effort désespéré en invoquant le décret canonique qui prohibe les exécutions en un tel jour : Castelli, froidement, le fit écarter par un soldat. A deux heures et demie, les cinq condamnés furent rangés à quelque distance l’un de l’autre ; quand leurs yeux furent bandés, les exécuteurs avancèrent à quatre pas. Si profond était le silence de cette solitude qu’on percevait, dit un témoin, quelques halètemens. Au relèvement de l’épée du commandant, les fusils s’abaissèrent, visant à la poitrine. Il y eut encore deux horribles secondes