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(humble, éphémère, négligeable, il n’importe) ; il les contraint à la précision et à la netteté, au moins superficielle et apparente (et c’est bien déjà quelque chose), par la nature des sujets qu’il les oblige à traiter, et par la nécessité d’être compris d’un public très nombreux, médiocrement lettré et fort peu attentif... Il ne faut pas être journaliste toute sa vie ; cela conduit les mieux doués à une certaine banalité intellectuelle, à l’affaissement qui accompagne l’incontinence, parfois au gâtisme et à la petite voiture ; mais rien de plus salutaire que de l’avoir été pendant quelques années. C’est un excellent régime, qui vous désembrume et vous désembarbouille... (Revue Bleue du 24 novembre 1888).


Je ne crois pas que le clair esprit de ce fin Tourangeau eût grand besoin d’être « désembrume ; » mais il y a du vrai, beaucoup de vrai dans ses propos.

Et s’il y a dans l’histoire morale de véritables familles d’esprits, je ne me repens pas d’avoir rapproché de Montaigne l’auteur des Impressions de théâtre. A travers quelques différences qui tiennent à la diversité des temps, et que je ne songe pas à méconnaître, — pas plus que je ne méconnais les distances qui les séparent, et dont nous sommes d’ailleurs mauvais juges, — que de secrets rapports, que d’affinités électives entre ces deux hommes ! Si quelqu’un parmi nous a hérité de la langue de Montaigne, langue admirable de souplesse et d’imprévu, de verdeur et de grâce, langue perpétuellement inventée, toute en saillies et en images, langue singulièrement riche, allante et drue, et, comme le dit Pascal, « toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie, » n’est-ce pas M. Jules Lemaître, et en essayant de caractériser la forme verbale du vieil écrivain, n’avons-nous pas défini celle de notre contemporain ? Et à qui le premier aurait-il transmis son bon sens goguenard, sa promptitude de raillerie et d’ironie, sa finesse narquoise, sa mélancolie souriante, son tour d’esprit positif et fort peu mystique, son instinct conservateur et sa ferveur de patriotisme, son « honnêteté » enfin, sa curiosité nonchalante des idées, des faits et des mœurs, sa subtilité psychologique, et, pour tout dire, son âme de moraliste, sinon à l’homme qui, après Sainte-Beuve, était le mieux fait pour continuer son œuvre et prolonger sa pensée parmi nous ? Nos Essais à nous, hommes du XXe siècle, c’est, n’en doutons pas, dans les livres de M. Lemaître que nous les lisons.

Mais l’esprit de Montaigne s’est affiné, épuré en se mettant à l’école de Racine. Il y avait encore chez l’auteur des Essais un