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une mélancolie faite d’expérience sans illusion et d’indulgence volontiers attendrie, une grande promptitude d’émotion, de fantaisie, de poésie même, et en même temps un invincible besoin de réalisme, de bon sens railleur et prudent, — flamme subtile, légère et dansante qui luit sur tout ce qu’a écrit l’auteur des Contemporains, mais plus librement peut-être encore sur les jolis contes qu’il a composés en marge des livres d’autrefois.

Un autre trait de ces contes, de tous les contes de M. Jules Lemaitre, — et même ne peut-on pas dire de presque toute son œuvre ? — c’est, je l’ai déjà fait pressentir, l’accent d’humanité qui s’en dégage. D’autres content pour le plaisir de conter, d’autres pour nous faire admirer la virtuosité de leur talent descriptif, ou de leur fantaisie poétique, d’autres pour déployer leur humour, d’autres enfin pour exercer leur verve satirique : M. Lemaître, lui, conte surtout pour moraliser, je veux dire pour exprimer, sous forme symbolique son expérience de la vie et les leçons qu’elle lui suggère. Cette expérience, — comme toute expérience, hélas ! — ne laisse pas d’être douloureuse :


Dans l’enchantement de la nuit bleue, la plaine, les rochers, les arbres, et jusqu’aux brins d’herbe semblaient immobiles de bonheur. On eût dit que tout sur la terre reposait délicieusement. Mais la vieille Séphora n’oubliait pas que, à cette heure même, la nature injuste continuait de faire des choses à délier toute réparation future ; elle n’oubliait pas que, à cette heure même, par le vaste monde, des malades qui n’étaient pas des méchans suaient d’angoisse dans leurs lits brûlans, des voyageurs étaient égorgés sur les routes, des hommes étaient torturés par d’autres hommes, des mères pleuraient sur leurs petits enfans morts, — et des bêtes souffraient inexprimablement sans savoir pourquoi...


À ces misères, on n’aperçoit guère que deux sortes de remèdes : ceux que prescrit l’orgueil stoïque et ceux que légitime l’espoir chrétien. Trop modeste et trop réaliste pour se guinder jusqu’au « froid silence » d’un Vigny ou d’un Epictète, trop simple « honnête homme, » trop faible peut-être aussi pour aller jusqu’à la croyance d’un François de Sales ou d’un Pascal, c’est pourtant la pratique des vertus chrétiennes que M. Jules Lemaître nous recommande ; c’est là à ses yeux l’unique moyen d’améliorer la triste condition humaine, d’y faire régner un peu de justice et de bonheur. L’humilité, la charité, la bonté, la pitié : il n’est presque aucun de ses contes qui ne nous suggère