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difficile, dans la Massière ! Que de démentis infligés, par respect de la vérité morale telle qu’elle est, à des conventions théâtrales vieilles comme le monde ! C’est ainsi qu’avant M. Lemaître, il était admis, — sur les planches, — que les mauvais sujets ont un cœur d’or qui les rend finalement capables de toutes les délicatesses : bien souvent déjà dans ses Impressions de théâtre, il avait protesté contre ce déplorable préjugé à la mode. « Faire la fête, disait-il, c’est-à-dire manger, boire, jouer et entretenir des filles. J’ai peine à, croire, malgré tout, que ces occupations, poursuivies jusqu’à l’âge de quarante ans, soient très propres à développer chez un homme la beauté morale et la délicatesse des sentimens. Un viveur... me semble jouer dans le monde un assez vulgaire et grossier personnage. » Et, pour le prouver, il a créé ces deux types si vrais de Vaneuse et de Mauferrand qui ne sont assurément point faits pour nous donner une très noble idée des résultats de la « haute vie. »

J’ai tort d’ailleurs de dire : prouver. M. Jules Lemaître ne veut rien prouver, à proprement parler, non pas même dans l’Aînée, qui n’est qu’une comédie de mœurs, et même de caractères, çà et là quelque peu caricaturale. Des treize pièces qu’il u écrites, il n’en est aucune qui soit une pièce à thèse : je ne l’en loue, ni ne l’en blâme, je constate simplement, étant d’ailleurs de ceux qui pensent que la pièce à thèse est un genre parfaitement légitime, et qui compte, chez nous surtout, d’authentiques chefs-d’œuvre. Il se contente d’observer la vie et de la peindre de son mieux. Seulement, cet observateur et ce peintre de la vie contemporaine est un homme qui pense, et qui ne peut s’empêcher de penser. Sa contemplation se prolonge en rêve. A la vie telle qu’elle est, il ne peut se tenir d’opposer la vie telle qu’elle devrait être. Les personnages qu’il étudie et qu’il peint, il les juge. Il n’a donc pas de peine à reconnaître que la vie morale, dans sa réalité concrète, est une série ininterrompue de cas de conscience[1]. Et lorsqu’il a montré, avec toute la loyauté désirable, comment ses héros, placés dans telle situation donnée, agissent, pour se conformer au caractère

  1. La préoccupation du « cas de conscience » ou de la situation morale dans laquelle il place son principal héros est même si forte chez M. Jules Lemaître qu’on peut se demander, — voyez à cet égard ses feuilletons sur Flipote et sur l’Age difficile (8e et 9e séries des Impressions de théâtre), — si, quand il conçoit une pièce, ce n’est pas là ce qu’il imagine tout d’abord, — in abstracto pour ainsi dire, — et avant ses personnages concrets.