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variété aussi de sujets et de milieux représentés. Il n’y a pas une de ces treize pièces qui soit la reprise même partielle d’une comédie antérieure du même auteur, ce qui arrive, on le sait, même à d’illustres écrivains de théâtre. Chacune d’elles est la mise en œuvre d’une donnée toute nouvelle, et, si, dans le théâtre contemporain ou dans le théâtre d’autrefois, on peut trouver sans doute, en cherchant bien, çà et là quelques analogies entre telle ou telle pièce de M. Lemaître et telle ou telle pièce plus ou moins connue, il me semble que c’est chose assez rare : rarement on a moins eu, au théâtre, l’impression du « déjà vu. » Révoltée, — M. Faguet l’a justement fait observer, — est une pièce d’Ibsen avant Ibsen, — du moins avant qu’Ibsen fût connu en France, et je ne vois pas qui, avant M. Jules Lemaître, a porté à la scène le « cas » de l’Age difficile, ou celui de la Massière, et surtout le cas si audacieux de Mariage blanc. Et pareillement, on ne risque guère, en allant voir jouer une nouvelle pièce de l’auteur de la Bonne Hélène, de retrouver des peintures de mœurs déjà essayées par lui. Petite bourgeoisie universitaire (Révoltée), parvenus du radicalisme (Leveau), milieux mêlés d’une ville de malades et d’oisifs (Mariage blanc), monde des coulisses (Flipote), rois et princes modernes (les Rois), industriels des environs de Paris (l’Age difficile), manufacturiers de province (le Pardon), pasteurs protestans (l’Aînée), peintres parisiens (la Massière), nobles ruinés (Bertrade) ; rien qu’à cette nomenclature, on entrevoit le vif désir qu’a eu et qu’a réalisé M. Lemaître de ne jamais se répéter. C’est là, certes, une ambition qui n’est point vulgaire : car si elle est conforme aux intérêts de l’art, il n’est pas sûr qu’elle soit conforme aux intérêts de l’artiste : le public aime à n’être point dérangé dans ses habitudes, et il ne se lasse guère d’applaudir ce qu’il a une fois applaudi.

Dans ces milieux très divers, et qu’il a fort curieusement observés et peints, M. Lemaître a fait évoluer des personnages à la fois très originaux et très généraux. C’est le vrai procédé des maîtres ; c’est à cette condition essentielle que les caractères imaginés par l’artiste méritent de se survivre à eux-mêmes dans la mémoire des hommes II s’agit de saisir dans l’infini de l’âme humaine un trait particulier, une nuance de sensibilité très réelle, mais qu’on n’a point encore aperçue, ou du moins qu’aucun écrivain n’a encore décrite, et de l’incarner dans une forme vivante qui porte la marque indélébile de l’humanité