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presque féroce, de ce pauvre M. Georges Ohnel. « Depuis l’article de M. Lemaître, a-t-on dit fort joliment, bien des gens continuent de lire M. Ohnet, mais on ne trouve plus personne qui s’en vante. »

Essayons donc d’aller au fond des choses, et parmi tous les méandres de cette ondoyante et subtile pensée, efforçons-nous de la surprendre et de la fixer en ses attitudes essentielles. — Littérairement, on pourrait, à première vue, voir en lui le moins « traditionaliste » des hommes, le plus déterminé des « modernistes ; » et le fait est qu’il est — généralement — à l’égard des tentatives contemporaines le plus accueillant des critiques ; il a, — dans sa prime jeunesse, il est vrai, — été très engoué du romantisme ; plus tard, il s’est « grisé autant que personne de ce vin lourd du naturalisme (si mal nommé). » Mais regardez-y d’un peu plus près : ces ivresses n’ont pas duré, et il a su dire aux romantiques et aux naturalistes d’amères vérités. S’il a fort bien parlé d’Ibsen, il n’a pas été tendre aux influences cosmopolites, et les « littératures du Nord » ont trouvé en lui presque un ennemi personnel : n’a-t-il pas osé dire un jour de Shakspeare que « si nous étions francs, il nous ferait encore bien souvent, comme à Voltaire, l’effet d’un sauvage ivre ? » Et enfin, s’il a été indulgent, et même tendre à Verlaine, n’a-t-il pas été assez dur aux symbolistes, beaucoup plus dur en tout cas que Brunetière ? « Simple Tourangeau, disait-il, fils d’une race sensée, modérée et railleuse, avec le pli de vingt années d’études classiques et un incurable besoin de clarté dans le discours, je suis trop mal préparé pour entendre leur évangile. » Au fond, tout au fond, comme déjà Sainte-Beuve, M. Jules Lemaitre, n’en doutez pas, est un classique. Par ses qualités, par ses timidités peut-être aussi, son goût est celui d’un homme que, vers dix ou douze ans, Boileau « éblouissait, » qui, depuis, a continué à l’aimer, et qui, à Shakspeare, préfère décidément Racine.

Sa pensée politique est, sinon plus confuse, tout au moins, — jusque vers 1898, — plus difficile à préciser. A nous en tenir uniquement à ses déclarations d’alors, ou plutôt aux aveux qu’il laisse échapper çà et là, on entrevoit dans cet écrivain qui est du peuple, qui ne fréquente guère et qui n’aime pas le « monde, » qui est aussi peu « snob » et aristocrate qu’il est possible de l’être, quelque chose comme un républicain de plus