un nouvel ordre social, où leur exceptionnelle valeur intellectuelle et morale, dont ils ne doutent pas, s’affirmera sans entraves. Demi-philosophes, demi-savans, ils prennent comme modèles les grands remueurs d’idées, les grands pasteurs de peuples dont ils se croient les héritiers. Napoléon Ier, Washington, les « géans de 1789 » hantent leurs pensées, symbolisent leurs ambitions. Ils pensent que la société chinoise peut se transformer à coups d’ordonnances, et que les hommes d’État ne doivent pas craindre de faire, même par le fer et le sang, le bonheur d’un peuple malgré lui. Semblables à de nombreux révolutionnaires hindous, à quelques nationalistes annamites, ce sont, en réalité, de pauvres cervelles grisées par le vin capiteux des sophismes, des « primaires » éblouis par la faconde des rhéteurs. Ils ne comprennent pas que la vieille Europe et la jeune Amérique représentent quinze siècles de mentalité chrétienne, de culture scientifique et philosophique uniforme ; que les révolutions qu’ils y admirent ont aidé parfois, contrarié souvent, la marche d’une évolution lente, mais sûre vers le progrès social ; qu’on n’improvise pas un État moderne avec une baguette de magicien ; que les innovations politiques sont éphémères, si elles ne sont pas réclamées par les mœurs de la nation.
Leurs humiliations de patriotes augmentent leurs souffrances de déracinés. Au contact des Européens, ils ont appris l’histoire de leur pays. Ils savent comment une infime minorité de conquérans mandchous a pu dominer la masse énorme des Chinois ; que l’incurie des dirigeans a consacré la décadence de l’Empire et arrêté la marche d’une civilisation dont les vestiges étonnent encore les étrangers ; que les grands travaux d’utilité publique, les canaux, les routes, les palais, les digues, ont disparu comme les forces de l’armée, comme la fierté de la diplomatie impériales. Ils frémissent en songeant que le petit Japon, un ancien vassal, a battu honteusement leurs soldats et leurs marins ; que, pendant trois ans, leur gouvernement n’a pu empêcher le Japon et la Russie de guerroyer sur le sol chinois pour se disputer une province chinoise ; que des troupes de toutes nations profanent les villes du Pe Tchi Li et gardent, comme en pays sauvage, les Légations de Pékin. Un gouvernement qui inflige de telles hontes incarne un régime pourri. Puisqu’il est d’origine étrangère, il faut renvoyer son Empereur, -