Parmi les sociologues épris de l’humanité, nous voyons subsister de nos jours, à côté des disciples d’Auguste Comte, les utilitaires de l’école de Stuart Mill. On sait combien le principe de l’utilité est ambigu et propre à engager dans les directions les plus diverses. Dans toute théorie purement utilitaire, on doit faire abstraction de la valeur intrinsèque appartenant à la conscience personnelle, à toutes les fonctions mentales de la personne ; comment alors motiver le sacrifice de la personne à un intérêt qui n’est plus qu’une somme d’intérêts particuliers, compliqués par leur combinaison ? Nous admettons fort bien, pour notre part, que l’idéal social, grâce à une bonne éducation morale, puisse déterminer la volonté de l’individu ; mais c’est parce que l’individu mettra dans cet idéal social des valeurs fondées sur la nature même de l’homme intelligent et aimant, sur sa constitution comme être conscient, capable de concevoir les autres et le tout en même temps que lui-même. Si, au contraire, dans l’idéal social, il n’y a que des intérêts, cet idéal ne pourra logiquement me déterminer que quand il sera d’accord avec mon intérêt propre. Intérêt, au fond, c’est jouissance, et l’individu seul peut jouir, non la société, quelque collectiviste ou communiste qu’elle devienne ; si donc il n’y a dans l’idéal social qu’un idéal de jouissance en commun, je ne pourrai respecter et aimer cet idéal lorsque les jouissances de la communauté seront l’anéantissement de mes jouissances propres. Certes, nous n’avons pas l’ingénuité de croire que « ce serait Platon et Kant qui auraient inventé le désintéressement et l’auraient inspiré à l’humanité[1]. » Il n’en est pas moins vrai que le désintéressement, quand il est réfléchi et se rend plus ou moins compte de lui-même, — ce qui est inévitable dans les grandes occasions où il exige un effort, — repose, en fait et en droit, sur des croyances autres que celles des utilitaires, sur des idées autres que celles de la pure utilité, même sociale. Le désintéressement n’est sans doute, en pratique, la propriété de personne ; mais, théoriquement, l’appel au désintéressement n’est logique et vraiment scientifique que chez les moralistes et
- ↑ Voyez le beau livre de M. Belot, Études de morale positive, p. 201.