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représentant le Roi, en présence de MM. Nasi et Chaumié, ministres des Beaux-Arts d’Italie et de France, le cardinal Sarto posa, en grande pompe, la première pierre du nouveau campanile. Ce fut un enthousiasme indescriptible. La Place était noire de monde. Artisans, ouvriers, marins, femmes du peuple, manifestaient une joie exubérante ; les cris mille fois répétés de « Viva San Marco ! » dominaient le fracas des applaudissemens.

M. Boni travaillant pour la postérité choisit les matériaux les plus solides. Il commanda à une usine de Rovigo des briques fabriquées sous pression, d’une dureté à toute épreuve. Puis, ayant observé que le mortier de l’ancien campanile, devenu très friable, s’écrasait sous une pression légère, il résolut d’employer pour la nouvelle tour la pouzzolane rouge, considérée comme le premier facteur de la solidité des anciennes constructions romaines. M. Boni demanda au gouvernement de faire partir un bateau chargé de pouzzolane de l’embouchure du Tibre à destination du port du Lido, comme « salut augurai de Rome à la plus belle de ses filles, qui est aussi sa préférée. »

Plusieurs fois, sous différens prétextes, on interrompit les travaux. A peine les fondations affleuraient-elles le niveau de la Place, que des discussions très vives commencèrent. Tout le monde voulut dire son mot, les compétens et les autres, peintres, sculpteurs, conseillers municipaux, journalistes, sénateurs, députés et même simples dilettanti. Ce fut une cacophonie véritable. Dix mois durant, on critiqua les matériaux, leur disposition, et surtout le nombre des gradins de la base. A la fin de 1906, l’architecte Luxardo réclamait la démolition de la partie déjà reconstruite, à cause de la qualité médiocre des matériaux. On passa outre : mais la question du piédestal envenima singulièrement les choses. Autrefois, le campanile s’élevait sur le sol de la place Saint-Marc de cinq marches, dont deux disparurent au-dessous du dallage actuel. Fallait-il dresser le nouveau clocher sur les cinq gradins primitifs ou seulement sur les trois encore visibles au moment de sa chute ? On réclama des experts un examen artistique et technique, si bien que le Conseil municipal ordonna la suspension des travaux. L’affaire fit du bruit ; elle eut un écho à Rome, dans les deux Chambres. C’était le véritable moyen de perdre du temps. Qui ne connaît les retards dus aux discussions parlementaires, qu’il s’agisse d’exploitations minières, de programme naval, ou de campanile ?