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LE CAMPANILE DE VENISE

Le soir du 13 juillet 1902, après une journée sénégalienne, tout Venise fourmillait sur la place Saint-Marc transformée en fournaise. C’était un dimanche. Le flot populaire, dont les remous refluaient jusqu’aux arcades des Procuraties, entourait de ses méandres la plate-forme centrale où jouait une musique militaire. Membres de l’aristocratie vénitienne, yachtsmen vêtus de flanelle blanche, touristes américains de l’agence Yale, assis devant le café Florian, causaient avec animation, sous l’éclat brutal des globes électriques. L’écho répétait l’accord final du deuxième morceau, quand, tout à coup, les exécutans prirent leurs cuivres sous le bras et, rangés deux par deux, traversèrent en silence la foule étonnée.

— Qu’y a-t-il ? demanda quelqu’un.

— Ah ! monsieur, répondit sans sourciller un des garçons, le pauvre roi d’Angleterre est mort, et la questure a donné l’ordre de cesser la musique en signe de deuil.

Or, Edouard VII allait beaucoup mieux. Le malade, c’était le campanile de Saint-Marc. Depuis deux jours, les autorités vivaient dans une angoisse ignorée du public : une des faces de la tour se lézardait à vue d’œil. Avisée du désastre, le samedi, la « commission pour la conservation des monumens historiques » accourut et déclara que les fissures ne présentaient aucun caractère de gravité.

Le lendemain, le préfet ayant ordonné, par prudence, une nouvelle visite, la commission soumit cette fois à la sanction de ce haut fonctionnaire quelques mesures de précaution : défense de sonner les cloches, interdiction de l’entrée du campanile. Enfin, le soir, on interrompit brusquement la musique.