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La conception de la politique française définie dans ce langage élevé, on peut dire qu’elle a été celle du parti républicain, de 1879 jusqu’à aujourd’hui, car les radicaux, qui la combattaient lorsqu’ils étaient dans l’opposition, l’ont, par une heureuse et opportune contradiction, adoptée et appliquée quand ils sont arrivés au pouvoir. Telle est, en politique, la règle du jeu.

Lorsqu’on relit, après trente années, ces débats passionnés, violens, ces interruptions chargées de haine, parties de droite ou d’extrême gauche, on sent que, derrière la façade de la discussion, d’autres passions animent les contradicteurs. De ces passions, il en est de basses ; mais il en est aussi, pour l’honneur de nos parlementaires, d’élevées, de désintéressées : on y trouve les inquiétudes sincères du patriotisme alarmé. Ces divergences de vues sur la politique française reflètent deux conceptions opposées et permanentes que l’on retrouve jusque dans les débats récens à propos du Maroc. Elles impliquent, en dernière analyse, le problème de nos relations avec l’Allemagne.

Du côté droit, l’homme qui a formulé avec le plus de force, d’éloquence et de haute courtoisie, une doctrine contraire à celle de Jules Ferry et de ses successeurs, c’est, au Sénat, le duc de Broglie. Le 30 novembre 1880, à propos des affaires de Grèce, il définissait la politique de « recueillement » telle que les conservateurs l’avaient pratiquée jusqu’au Congrès de Berlin.


Il n’est ni sans dignité ni sans grandeur de réparer par la fermeté dans le malheur les fautes qu’on a pu commettre dans l’orgueil de la prospérité.

Je crois donc que la politique de neutralité, d’abstention, de recueillement, — je me sers de ce mot qui était consacré dans la langue diplomatique, il y a peu d’années,— consistait dans deux choses : ne nous attacher qu’à des intérêts exclusivement français, sérieux, tangibles, s’abstenir de toute poursuite idéale et sentimentale et, dans nos rapports avec l’Europe, employer toute notre action à la concorde, à la paix, puis, garder à notre profit notre liberté complète d’action et surtout d’abstention, le droit d’agir ou de ne pas agir, le droit de rentrer sous la tente pour y rester au milieu de l’agitation qui se fait autour de nous, voilà les deux points de notre politique nouvelle.

Ah ! je crains qu’à partir du traité de Berlin, nous ne nous soyons beaucoup écartés de ces deux points fondamentaux[1].

  1. Discours du duc de Broglie. t. III, p. 14. Pour les citations qui suivent, p. 233-235, etc. (1 vol. in-8 : Gabalda, 1911).