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Boris. Le pope Vassili a été forcé de rentrer dans l’Église. Je suis un exemple de faiblesse. Je vois bien que Dieu n’a pas besoin de moi pour être son serviteur. Il a d’autres serviteurs, qui feront sans moi ce qu’il y a à faire ! Comprendre clairement cela, c’est pour moi obtenir la paix de l’esprit. » Et voici enfin l’indication sommaire d’une catastrophe qui, peut-être, aurait été modifiée par Tolstoï s’il avait mis au point l’épilogue de son drame :

Pendant que Nicolas est en prière, dans son lit, la Princesse, mère de Boris, entre précipitamment et le tue. Tous les habitans de la maison accourent. Nicolas leur déclare que lui-même s’est blessé par accident. Il écrit une pétition au Tsar (en faveur de Boris) .

Entrent alors le pope Vassili et un groupe de Doukhobors. Nicolas Ivanovitch meurt, en se réjouissant de voir que les mensonges de l’Eglise sont désormais ruinés. Il comprend pleinement la signification de sa vie.

Tel est, en résumé, ce drame extraordinaire ; et bien que les journaux nous aient appris que la veuve et les enfans du comte Tolstoï (à l’exception de l’une de ses filles) ne possèdent aucun droit sur les manuscrits laissés en mourant par l’illustre vieillard, je répète encore que les héritiers littéraires de celui-ci, quels qu’ils aient pu être, auraient mieux servi la mémoire de leur maître ou ami défunt en ne nous livrant pas un document tel que celui-là. Peut-être auront-ils voulu nous instruire ainsi de la résistance qu’a naguère rencontrée, autour de soi, la « conversion » du comte Tolstoï ; et je ne serais pas étonné que Tolstoï lui-même, avant de mourir, eût un peu compté sur l’effet de son drame pour se justifier du reproche qui paraît bien avoir le plus profondément ulcéré et empoisonné ses dernières années, — du reproche de ne pas conformer sa propre conduite à ses principes moraux, et d’habiter luxueusement un château pendant que ses disciples sacrifiaient à sa doctrine leur position sociale, leur fortune, et jusqu’à leur vie. Oui, mais pourquoi faut-il que, écrivant son drame en manière d’apologie, il se soit laissé entraîner par son génie d’écrivain, par son besoin irrésistible de sincérité littéraire, à nous montrer son héros sous la figure d’un « fanatique, » indifférent aux sentimens les plus naturels, et parfois même expressément ridicule ?

Mais à présent que ce drame, à mon avis « impubliable, » a été publié, à présent que le voici traduit dans toutes les langues et irrémédiablement étalé à tous les yeux, force nous est de reconnaître que c’est là un document d’une portée exceptionnelle. Nul ne pourra plus, désormais, songer à analyser l’âme et la vie de Léon Tolstoï