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aimerait peut-être seulement que ces raisons fussent autres. S’il est vrai qu’il n’y a pas de recette pour faire un chef-d’œuvre, il n’est pas vrai que la marque, ou le propre, d’un chef-d’œuvre soit de ne pas faire de recettes. Je crains ici comme une antithèse artificielle, et que l’auteur ait opposé, vainement, des élémens, ou, suivant l’expression de Nietzsche, des « valeurs, » qui, n’ayant rien de commun, n’ont pourtant rien non plus de contraire.

Avant Bérénice même, le sujet de Bérénice est encore une chose à considérer. Dès les premiers mots de sa préface, M. Magnard se défend d’avoir manqué de respect à la tragédie de Racine. Et sans doute il en a pieusement épargné la forme, je veux dire les vers. Mais il a tort d’ajouter : « Les chefs-d’œuvre de la littérature n’ont rien à craindre de mes violons et de mes flûtes. » En réalité, c’est la Bérénice racinienne qu’il a mise en musique. Et pour lui comme pour nous il ne saurait plus désormais y en avoir d’autre. Quelques variantes n’y changent rien, du moins rien qui vaille ou qui compte. Que Bérénice ait régné sur l’Egypte ou sur la Palestine ; que le rôle même d’Antiochus ait disparu de la version lyrique ; que le personnage de la reine au contraire se soit accru et, si l’on veut, embelli, ne fût-ce que d’un geste, le dernier, l’offrande votive et capillaire à Vénus, ces détails n’importent guère. Il reste l’essence même du sujet, qui tient dans les deux mots fameux de Suétone : « Invitus invitam. » Il la renvoya « malgré lui, malgré elle. » Et pour la musique, il n’est pas de plus favorable, de plus admirable sujet, parce qu’il n’y en a pas de plus intérieur, et qui se ramène, se réduise ; davantage au sentiment seul, ou, comme disait Wagner, au purement humain. De là n’allez pas conclure que les dehors de la vie soient indignes de la musique et qu’ils échappent à sa prise. Autant que de passion, elle a ses chefs-d’œuvre d’action et de mouvement extérieur. Mais son plus vaste domaine, son royaume le plus riche et le plus magnifique est en nous. Le jour viendra peut-être où l’on comprendra que l’opéra, — l’opéra véritable, parfait, — doit se proposer avant tout l’expression, l’analyse des sentimens, et que sous une forme, par un mode différent, ou plutôt ajouté : les notes avec les mots, le son uni au verbe, la tragédie lyrique. — ou la comédie, — à la même nature et ha même vocation que la tragédie ou la comédie toute seule.

Dans un opéra pas plus que dans une tragédie, « ce n’est pas une nécessité qu’il y ait du sang et des morts… Il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse