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La personnalité de M. Albéric Magnard n’est pas moins à considérer que son œuvre. Sans compter (sa préface et ses communications au public le prouvent) qu’il est lui-même ce qu’on appelle « un auteur à considérations. » Le musicien de Bérénice est à la fois inconnu et glorieux. Ignoré de la foule, une élite le révère. On a souhaité que rien de lui ne nous demeurât étranger. Il nous a parlé de son indépendance et de sa fortune. Les programmes de Bérénice nous l’ont montré, sur une page avec deux de ses amis, avec un sur la page suivante. On le dit fier et même un peu farouche. On nous vante sa vie hautaine, hors de Paris, loin du monde et dans la solitude. A quoi Tolstoï eût répondu ceci : « L’artiste ne peut éprouver un sentiment vrai que lorsqu’il ne s’isole pas, lorsqu’il vit de l’existence naturelle à l’homme. C’est pourquoi celui qui se trouve à l’abri de la vie est dans les pires conditions pour créer. » Mais cela n’est pas sûr. Et le contraire non plus n’est pas évident. Et l’un et l’autre nous est égal, et nous aurions autant aimé que M. Magnard allât « dans le monde » tous les soirs et qu’au lieu de Bérénice il nous donnât les Noces de Figaro. Enfin et surtout, nous n’aurions jamais cherché la relation qu’il peut y avoir entre des détails de cette nature et le mérite d’une œuvre d’art, si les partisans et l’auteur même de l’œuvre n’avaient cru devoir les premiers nous signaler ce rapport et y insister.

D’autres conformités, ou contrariétés, du même genre nous échappent également. « Ah ! l’indépendance ! » écrit, ou plutôt s’écrie, interviewé, le musicien de Bérénice. « Ah ! l’indépendance ! C’est ça qui est difficile à conserver à notre époque ! Comme je plains les pauvres bougres qui n’ont pas le sou pour s’éditer eux-mêmes comme je le fais, et qui sont forcés de lutter, de s’abaisser parfois, ou de se tuer à la peine ! » Fort bien, et cette compassion part d’un bon naturel. « Cependant, » ajoute, promptement ragaillardi, le confrère miséricordieux, « cependant, voyez comme c’est drôle : dans un temps où l’on ne peut guère, sans ridicule, prétendre à faire uniquement de l’art, on peut constater un épanouissement musical admirable. C’est insensé, ce qu’on a marché depuis trente ans ! Il faut croire que le discrédit peut devenir une sorte de stimulant, de discipline. Et la preuve que notre équipe de musiciens est la plus belle, c’est qu’ils ne font pas d’argent, et ils ne font pas d’argent justement parce que leur art est au-dessus du niveau de la foule. » Cela encore est à savoir. Que « l’équipe de musiciens » dont fait partie M. Magnard soit la plus belle, M. Magnard a ses raisons pour l’affirmer. On