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gouvernement socialiste. L’autre, vieillard alerte, aux traits fins et mobiles, depuis quinze ans premier ministre du Canada, est un Français de pure race ; les aïeux de sir Wilfrid Laurier ont combattu contre les hommes qui l’entourent aujourd’hui et l’appellent dans leurs conseils. Du moins un siècle et demi a-t-il passé depuis lors. Mais que penser en portant les yeux sur la haute et massive silhouette du premier ministre de l’Afrique du Sud ? Le général Botha est un Boer et non des moindres. Il n’y a pas dix ans, il a rencontré déjà quelques-uns des hommes qu’il retrouve à Westminster ; mais c’était dans l’immensité du veld et les armes à la main. Il a commandé le feu sur les troupes de lord Roberts, qui se trouve à quelques pas de lui. Aujourd’hui, porté par les su If rages des hommes de sa race à la tête de l’Afrique du Sud, il vient en leur nom collaborer avec les gouvernails du pays qui a mis le sien à feu et à sang. En vérité, chacun des trois premiers ministres peut s’écrier, au milieu des pompes du couronnement : « Ce qui m’étonne le plus ici, c’est de m’y voir. »

C’est bien là le chef-d’œuvre de la politique anglaise et le résultat admirable de la collaboration des deux partis qui divisent la nation, ou mieux des deux tendances qui se partagent l’âme britannique, qui en prennent alternativement la direction et qui, pour contraires qu’elles semblent, concourent au même but. Le réalisme, souvent brutal, des uns conquiert à l’Empire le Canada et le Transvaal ; l’idéalisme libéral, qui confine parfois à l’idéologie, des autres sait réconcilier en quelques années les Canadiens français et les Boers. Œuvre plus grande encore que celle qu’ont accomplie les Romains, qui n’ont conquis que des Barbares, faciles à assimiler, ou des peuples aveulis incapables de révolte. Pleins de vigueur, les Canadiens et les Boers ne se sont point assimilés à leurs conquérans. Ils ont gardé intacte leur culture, qui vaut bien celle des Anglais, et leur énergie ; pourtant ils ont accepté leur incorporation dans l’Empire britannique, avec le gouvernement duquel leur propre gouvernement collabore loyalement aujourd’hui. Certes, il est difficile de sonder le tréfonds des cœurs, tant sur les rives de l’Orange que sur celles du Saint-Laurent ; mais la franche acceptation des faits accomplis paraît incontestable d’un côté comme de l’autre. Tels sont les bienfaits de la liberté. La conquête a pu fonder l’Empire. C’est la liberté qui le maintient.