Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/85

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou simplement de courage et de dévouement ? La moisson s’en est faite ailleurs, dans l’aristocratie ou dans le peuple. Pour apprendre à braver la mort, aucune philosophie ne vaut les enseignemens de la tradition et de la foi.


Et maintenant, les extraits que j’ai donnés de cette longue et intime correspondance en auront-ils fait comprendre le double intérêt ? L’intérêt historique d’abord. La figure de Condorcet s’y éclaire d’un jour tout nouveau, et les sentimens de l’homme privé expliquent à merveille la conduite de l’homme public. Cette tournure d’esprit romanesque, qu’il a portée dans ses relations d’amour et d’amitié, sera aussi bien celle qu’on retrouvera dans la conception qu’il se fait d’une humanité idyllique, telle qu’il l’expose dans son Esquisse des progrès de l’esprit humain. La passion est le fond même de sa nature, et il est incapable de dominer sa passion. Il s’en faut d’ailleurs que la responsabilité de son rôle politique retombe, comme voudrait le faire croire Mme Suard, sur la marquise de Condorcet. Qu’on relise les premières de nos lettres, datées de 1770, quinze ans avant le mariage : le sectaire y est déjà tout formé, en armes, et prêt à l’attaque. Ensuite, cette lecture présente un intérêt et comporte un enseignement humain. Parmi toutes les morales qu’on s’est avisé d’inventer, — faute de vouloir se soumettre à la morale, — une des plus recommandées est la morale du sentiment. Qu’on en juge par l’exemple que nous venons d’avoir sous les yeux ! L’étalage d’une certaine émotivité est toujours pour faire impression. Un jargon vertueux, une phraséologie sentimentale donnent le change. Regardons-y de plus près et nous verrons que la valeur réelle des âmes est en raison inverse de ces vaines démonstrations. Le « bon » Condorcet fut un des hommes les plus haineux qu’il y ait eu dans ces temps de violence et de haine ; la « sensible » Amélie Suard est un modèle d’égoïsme : tel est l’envers de la sensibilité.


RENÉ DOUMIC.