Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/842

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait qu’une formidable manifestation, qui venait demander la proclamation de la république sociale, arriva toute frémissante sous les murs de l’Hôtel de Ville, où résidait un gouvernement sans autorité suffisante, entouré de quelques gardes nationaux timides et de quelques civils inquiétans. Quelle barrière opposer à la vague déchaînée ? Des cris ininterrompus de : « Vive le drapeau rouge ! » saluaient l’emblème révolutionnaire, porté triomphalement. « Tandis que nous contemplions ces préludes, rapporte l’auteur des Souvenirs, un groupe de sept ou huit hommes armés fit irruption dans la salle des séances. Ils se campèrent résolument en face des membres du gouvernement et posèrent leurs fusils dont ils firent résonner bruyamment les crosses sur le plancher. » Leur chef dit qu’ils ne voulaient pas que la Révolution fût escamotée encore une fois, et que, pour être sûrs d’une entente à cet égard, il fallait décréter, comme emblème national, l’obligation du drapeau rouge, symbole de la misère et de la rupture avec le passé. Lamartine essaya de leur faire comprendre leur folle erreur et, dans une noble improvisation, les invita à ne pas compromettre leur cause et celle de la République. Les délégués se bornèrent à répliquer : « Voulez-vous, oui ou non, décréter le drapeau rouge ? Le peuple s’impatiente et veut une réponse. — Vous réclamez le drapeau rouge ? riposta Lamartine. La question est trop grave pour être réglée ici entre nous. Le peuple peut seul la trancher. Allons le consulter ! » Et le tribun, suivi de ses collègues, se dirige vers la grande porte, suivi des délégués, des polytechniciens et des gardes nationaux. D’un geste large Lamartine invite la foule immense à l’écouter. Un grand silence s’établit. Sa voix puissante retentit d’un bout de la place à l’autre, et lorsque l’orateur a jeté cette phrase superbe : « Citoyens, le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec nos libertés et nos gloires, tandis que le drapeau rouge n’a fait que le tour du Champ-de-Mars, baigné dans le sang du peuple ! » une acclamation frénétique répond : « Vive le drapeau tricolore ! » et tous les drapeaux rouges disparaissent comme par enchantement. Telle est la puissance d’un cri sorti du cœur ; telle est la puissance d’un homme qui, pour défendre ce qu’il sait être le principe même de l’autorité et le soutien de l’ordre, joue, sans hésitation, son existence et celle de son gouvernement. »

Après cette manifestation qui assurait la défaite de l’anarchie,