Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/84

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

carmagnole, un bonnet de coton sale sur la tête, et une barbe qui n’avait pas été faite depuis longtemps… » Et c’est tout. La suite manque. Le manuscrit est-il resté inachevé ? A-t-il été mutilé ? Que ce soit hasard ou calcul, le secret nous échappe.

Mais y a-t-il un secret ? Et Mme Suard aurait-elle fait autre chose que répéter la version déjà donnée par elle ? La partie de ses Mémoires où elle raconte l’arrivée de Condorcet et l’accueil qui lui fut fait à la villa de Fontenay, est, dans ses réticences et ses habiletés, suffisamment explicite. D’après ce récit, un homme mal vêtu et ayant une très longue barbe se serait présenté à neuf heures du matin. La servante l’aurait introduit auprès de M. Suard, qui resta enfermé avec lui deux heures, en laissant ignorer à sa femme le nom du visiteur mystérieux. Mme Suard, postée à sa fenêtre, guettait la sortie de l’inconnu. « Je vis sortir cet homme, mais je ne vis que son dos, et son attitude seule m’inspira la pitié la plus profonde… Il partit, et M. Suard vint me dire que c’était M. de Condorcet qui nous avait été si cher. Ah ! quelle satisfaction qu’il ne se fût pas présenté à moi la première ! Un cri de douleur, en le voyant en cet état, serait sorti de mon cœur, l’aurait perdu, et je ne m’en serais jamais consolée. » Voilà de belles phrases autour d’une vilaine conduite. Mme Suard allègue comme excuse qu’ils avaient une domestique dont ils n’étaient pas sûrs, une « servante patriote. » Suard promit à Condorcet de lui procurer un passeport ; qu’il revint le soir à dix heures : on le garderait la nuit. Le soir, les Suard attendirent vainement Condorcet : le lendemain, ils apprirent son arrestation à Clamart et sa mort, probablement volontaire.

En résumé, Condorcet est venu demander asile aux Suard. Ceux-ci ont refusé, et l’ont envoyé mourir ailleurs. Mme Vernet, une simple logeuse, avait hébergé Condorcet pendant des mois, au risque de ses jours. La marquise de Condorcet, deux fois par semaine, déguisée en paysanne, venait à pied d’Auteuil à Paris pour visiter son mari dans sa retraite, et, afin de ne pas être remarquée, se mêlait à la foule qui allait voir la guillotine. Mme Suard se contenta d’épier derrière sa fenêtre la silhouette courbée, misérable, du proscrit en route vers le suicide… On a beaucoup reproché aux Suard cette défaillance de l’amitié. Je ne les défends pas. Ils sont indéfendables. Mais où sont, dans les rangs des philosophes et des humanitaires, les actes d’héroïsme,