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physique et grâce à un effort qui ne saurait durer longtemps, sur cette mobilité même. Mais elle est prise au piège. Le tourbillon sur lequel elle s’est posée la saisit et l’entraîne. Elle devient prisonnière des mécanismes qu’elle a montés. L’automatisme la prend, et, par un inévitable oubli du but qu’elle s’était fixé, la vie, qui ne devait être qu’un moyen en vue d’une fin supérieure, se consume tout entière dans un effort pour se conserver elle-même. Du plus humble des êtres organisés jusqu’aux vertébrés supérieurs qui viennent tout de suite avant l’homme, nous assistons à une tentative toujours déjouée, toujours reprise avec un art de plus en plus savant. L’homme a triomphé, difficilement d’ailleurs, et si incomplètement qu’il lui suffit d’un moment de détente et d’inattention pour que l’automatisme le reprenne. Il a triomphé cependant… »

Et M. Bergson ajoute ailleurs :

« Avec l’homme, la conscience brise la chaîne. Chez l’homme, et chez l’homme seulement, elle se libère. Toute l’histoire de la vie, jusque-là, avait été celle d’un effort de la conscience pour soulever la matière, et d’un écrasement plus ou moins complet de la conscience par la matière qui retombait sur elle. L’entreprise était paradoxale, — si toutefois l’on peut parler ici, autrement que par métaphore, d’entreprise et d’effort. Il s’agissait de créer avec la matière, qui est la nécessité même, un instrument de liberté, de fabriquer une mécanique qui triomphât du mécanisme, et d’employer le déterminisme de la nature à passer à travers les mailles du filet qu’il avait tendu. Mais, partout ailleurs que chez l’homme, la conscience s’est laissé prendre au filet dont elle voulait traverser les mailles. Elle est restée captive des mécanismes qu’elle avait montés. L’automatisme, qu’elle prétendait tirer dans le sens de la liberté, s’enroule autour d’elle et l’entraîne. Elle n’a pas la force de s’y soustraire, parce que l’énergie dont elle avait fait provision pour des actes s’emploie presque tout entière à maintenir l’équilibre infiniment subtil, essentiellement instable, où elle a amené la matière. Mais l’homme n’entretient pas seulement sa machine, il arrive à s’en servir comme il lui plaît. Il le doit sans doute à la supériorité de son cerveau, qui lui permet de construire un nombre illimité de mécanismes moteurs, d’opposer sans cesse de nouvelles habitudes aux anciennes, et, en divisant l’automatisme contre lui-même, de le dominer. Il le doit à son langage, qui