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Le résultat, à cet égard, dépassa son attente. On ne vit que trop, en effet, à quel point c’était méconnaître le tempérament national, les habitudes héréditaires. « En France, observe Soulavie[1], le grand ressort des troupes avait toujours été l’honneur, l’amour de la gloire, l’amour-propre militaire. » Punir des fautes légères en infligeant une douloureuse blessure à ce sentiment de l’honneur, en humiliant profondément des hommes auxquels tout inculquait l’orgueil de leur métier, choisir pour cette besogne le sabre, « l’arme noble par excellence, » changer enfin, comme écrira un poète militaire dans une supplique à Marie-Antoinette, changer


L’instrument de la gloire en celui du supplice,


cette idée malheureuse provoqua dans les régimens une effervescence incroyable. « J’ai vu, témoigne un ancien officier[2], j’ai vu, à Lille, des grenadiers répandre au pied de leur drapeau des pleurs de rage, et leur colonel, le duc de la Vauguyon, mêler ses larmes aux leurs. » Là où la prescription fut rigoureusement appliquée, la colère des soldats se retourna contre les chefs. « Le régime établi par M. de Saint-Germain, assure un mémorialiste du temps, en mécontentant le soldat, l’éloigna de l’officier et le rapprocha du peuple révolutionnaire. » Au reste, certains colonels se refusèrent à exécuter l’ordonnance et certains généraux encouragèrent cette résistance. Le plus grand nombre, il est vrai, se soumirent, mais avec répugnance et en cherchant tous les moyens pour éluder l’ordre ministériel.

Ce fut bien pis encore dans la masse du public, là où nul frein ne retenait l’essor des sentimens. La Cour, la ville, les bourgeois, « les abbés, les femmes mêmes, disputaient avec acharnement. » Six mois durant, cette affaire fut l’objet de tous les entretiens. Les Mémoires de l’époque citent des traits singuliers. Un camarade de régiment du jeune comte de Ségur venait le trouver un matin, se condamnait lui-même à recevoir une vingtaine de coups de sa main, pour s’assurer, par une expérience personnelle, si le moyen était réellement efficace. Sans pousser si loin la conscience, quelques admirateurs de la méthode prussienne « soutenaient qu’avec les coups de plat de sabre, notre armée égalerait promptement en perfection celle

  1. Mémoires sur le règne de Louis XVI.
  2. Souvenirs et anecdotes, par le comte de Ségur.