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Ce projet d’union soulevait en effet une objection. Il en soulevait dix, il en soulevait cent : ni l’âge, ni les goûts n’étaient en rapport ; cette brillante personne que fut Sophie de Grouchy était, entre toutes les femmes, celle que ce timide, ce naïf, ce maladroit de Condorcet était fait pour ne pas épouser. Mais ce genre d’objections ne compte pas. Il y en avait une autre.

Le dernier biographe de Mme de Condorcet, M. Antoine Guillois, s’est fait l’écho indigné d’un bruit auquel j’avoue bien que ni l’autorité de Michelet, ni celle de Lamartine, ne suffiraient à prêter beaucoup de consistance. « Michelet, dans son livre sur les Femmes de la Révolution, a parlé d’un roman d’amour antérieur au mariage du 28 décembre 1786 et dont Sophie aurait été l’héroïne ; les noms de La Rochefoucauld, de La Fayette, de l’abbé Fauchet et d’Anacharsis Klootz ont été prononcés ; Sophie aurait prévenu loyalement son mari que son cœur n’était pas libre et elle n’aurait aimé réellement Condorcet qu’après trois ans de mariage, et lorsque le philosophe aurait conquis son cœur par ses enthousiasmes généreux au lendemain de la Bastille. (Michelet a écrit textuellement : « L’unique enfant qu’ils aient eu, naquit neuf mois après la prise de la Bastille, en avril 90.)… Qu’on dise donc si la vie de Villette… se prêtait à une pareille intrigue ; qu’on dise aussi, quelque opinion sévère que l’on puisse professer à son égard, si Condorcet aurait été homme à supporter de pareilles conditions[1] ! » C’est précisément ce que Mme Suard va nous dire. Sur l’effet qu’aurait produit la prise de la Bastille dans les ménages de philosophes, nous laisserons à Michelet la responsabilité de cette vue historique. Mais sur la réalité d’une intrigue sentimentale avouée par Sophie et connue de Condorcet, voici que nous arrive un témoignage nouveau et dont il est difficile de contester l’authenticité. C’est une des révélations, telles quelles, de cette correspondance.

Le témoin est prévenu, je l’accorde. Mais il y a des détails qu’on n’invente pas, et qui ont pour garantie leur étrangeté elle-même. Au cours de la visite où il lui avoua son intention d’épouser Mlle de Grouchy, Mme Suard tint à Condorcet ce propos : « Vous voyez, lui dis-je, que son cœur est engagé, qu’il l’est par un premier sentiment qui d’ordinaire jette dans l’âme

  1. Antoine Guillois, la Marquise de Condorcet, p. 72.