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Cependant de grandes perturbations se manifestaient dans la vie, jusque-là si réglée, du philosophe. Lui, qu’on n’avait jamais vu déroger à son habitude de se coucher à dix heures, il restait maintenant chez Dupaty jusqu’à minuit ! Un acte inqualifiable, une extraordinaire inconvenance dont il se rendit coupable avec une espèce de cynisme fut la révélation. Il avait écrit à Mme Suard qu’il s’ennuyait à Paris et l’avait priée d’y revenir. Elle n’était plus habituée à ces marques d’un tendre intérêt ; charmée, elle s’empressa de déférer à ce vœu d’une amitié qui peut-être se réveillait. Mais, à sa grande surprise, elle ne vit pas accourir Condorcet. Cependant elle apprenait, avec un trop légitime dépit, qu’il allait chaque soir à quelques pas de là, chez Dupaty. C’est que Sophie de Grouchy était revenue de Villette avec sa mère : Condorcet ne s’ennuyait plus à Paris. La nécessité s’imposait d’une explication qui n’avait que trop tardé.


MADAME SUARD À CONDORCET

Je croyais que mon retour à Paris était une chose agréable pour vous : vous m’aviez écrit que vous le désiriez. Cependant je doute que je vous eusse vu quelques momens, si je ne vous avais rencontré chez Mme Dupaty. Je trouve très simple que vous ayez un vif intérêt pour sa nièce ; j’ai toujours pensé que la beauté, la grâce, l’esprit devaient faire de vives impressions. Pourquoi donc ne me diriez-vous pas tout ce qui se passe dans votre âme, puisqu’il ne peut s’y rien passer que je n’approuve ? Ne dois-je pas me croire quelques droits à votre confiance, quand la mienne pour vous a été sans réserve ?… Voilà plusieurs jours de suite que vous m’avez profondément affligée en passant devant ma porte sans y entrer. Être si près de moi sans sentir le besoin de me voir un moment, c’est une indifférence à laquelle votre amitié n’a pu me préparer, que la mienne ne peut concevoir et dont elle est bien éloignée d’être capable… Si vous êtes amoureux de Sophie, pourquoi ne me l’avoueriez-vous donc pas, puisque votre amour deviendra une si bonne excuse de vos torts envers l’amitié ?…


Condorcet ne demandait qu’à avouer… Du jour où ce fut pour parler de Sophie de Grouchy, il ne fit plus difficulté de retourner chez Mme Suard. Ici commence un chapitre de leurs relations qui n’est pas le moins piquant. Mme Suard, en effet, s’institue aussitôt sa confidente et sa conseillère : c’était rentrer dans son élément. Elle va se prodiguer dans ce rôle qui lui convient si bien, et renaître au contact d’une intrigue dont la complication la ravit.