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LETTRE D’ÉLÉONORE DUPATI ÂGÉE DE SEIZE ANS A SA COUSINE DE GROUCHY SUR L’AFFAIRE CRIMINELLE[1]

Je t’ai écrit plus de vingt lettres, sans avoir reçu aucune réponse de toi, ma chère amie. Ce silence m’afflige. Est-ce que tu n’aimes plus Éléonore ? Mais j’ai à te mander des choses qui t’intéresseront peut-être davantage, et si l’amitié ne t’est pas précieuse, du moins sois sensible à l’humanité. Je vais te parler de trois hommes que la calomnie a plongés dans les plus affreux malheurs. Ils habitaient une humble chaumière ; ils n’avaient pour tout bien qu’un petit troupeau : il n’en fallait pas davantage pour faire leur bonheur. Dès le lever du soleil, ils allaient travailler aux champs, et retournaient le soir dans leurs cabanes, où ils trouvaient un repos délicieux avec leurs femmes qu’ils aimaient et avec leurs enlans dont ils recevaient mille tendres caresses.

Un soir que ces bonnes gens étaient assis autour de leur feu, et qu’ils écoutaient avec une grande attention la lecture de la Bible, que leur faisait leur grand-père, deux hommes armés entrent avec bruit dans la paisible chaumière, regardent autour d’eux, et, en voyant les trois pères de famille, ils disent : « Voilà ce que nous cherchons. » Alors ils les lient, les garrottent, et les Barbares les enlèvent, sans être touchés des cris des femmes et des enfans, et des pleurs du vieillard. On les mène dans de noirs cachots ; et c’est là qu’ils apprennent qu’on les accuse d’avoir assassiné des hommes. « Grand Dieu ! Est-ce possible ! s’écrient-ils. Nous, coupables d’un crime si noir ! » Cette première idée les met au désespoir ; mais leur conscience les rassure.

On les interroge ; on ne trouve dans leurs réponses que le langage de l’innocence, et quoiqu’il n’y eût contre eux aucun témoignage qui prouvât le crime dont on les chargeait, le juge inhumain les condamne à expier sur la roue. Le Barbare ! Son âme était donc sourde à tout sentiment d’humanité !

O ma bonne amie ! Comment exprimer ma douleur en voyant ces malheureux marcher au supplice ? Comme ils sont pâles, défigurés !… Ils vont donc à la mort !… Hélas ! ils ne verront donc plus leurs enfans… Mais que vois-je ? Qu’entends-je. Un homme dont le seul regard annonce ce qu’il va dire, accourt et s’écrie : « Arrêtez, arrêtez, ils sont innocens ! » Le Roi ordonne que le supplice soit retardé. Aussitôt un cri de joie part de tous les cœurs. Cet ami de l’humanité les arrache des mains des bourreaux, et les reconduit dans leurs cachots. Alors il s’occupe de faire connaître leur innocence. Il y consacre ses jours, ses nuits : il en est sans cesse occupé. Enfin, il fait paraître un ouvrage qui les justifie. Il croyait déjà jouir du doux plaisir de les délivrer : mais ces hommes qui sont toujours ennemis du bien qu’on fait, retardent par de noires méchancetés cet heureux

  1. Je reproduis ici l’indication donnée par Mme Suard. Mais la lettre n’est certainement pas adressée à l’une des jeunes de Grouchy, — qui s’appelaient Marie-Louise-Sophie et Félicité-Charlotte, — et non Henriette. De plus, elles étaient trop au courant de l’affaire pour avoir besoin d’en être informées dans le détail. Peut-être est-ce une composition adressée à une amie imaginaire, un « devoir de style. «