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d’engendrer un drame sanglant sur la scène, et le sort du poète faillit être celui de son héros, au moment même où il l’incarnait. Destinée presque enviable, puisque ce fut celle d’Orphée et de Dionysos lui-même ! Quant à l’Aréopage, selon cette version, il eût condamné Eschyle à boire la ciguë sans l’intervention des Eumolpides qui déclarèrent qu’Eschyle n’était pas initié et avait péché par ignorance. Quoi qu’il en soit de cette tradition, aucun dramaturge n’a jamais égalé l’audace du Titan-poète, né à Eleusis et mort en exil, au pied de l’Etna.

Qu’il ait été ou non initié formellement, l’œuvre d’Eschyle prouve qu’il porte l’empreinte d’Eleusis dans toutes les fibres de son être. Non moins étroitement que lui, Sophocle se rattache aux Mystères, quoique chez lui les idées éleusiniennes se voilent et se transposent beaucoup plus. Ses chœurs dithyrambiques conservent cependant le caractère religieux. Ses héros, toujours dignes, se rapprochent davantage de l’humanité commune. L’action plus intérieure est plus savamment menée. Les caractères, plus creusés et plus nuancés, suivent la loi de progression. Sophocle est l’inventeur de l’évolution psychologique. Si l’on étudie à ce point de vue sa trilogie d’Œdipe et d’Antigone, on y trouve un véritable drame d’initiation. La discipline d’Eleusis consistait précisément à opérer une métamorphose dans l’homme, à faire naître en lui une autre âme, épurée et voyante, qui devenait son génie conscient, son Daïmôn, sous l’égide d’un Dieu. Dans l’Œdipe de Sophocle, ce mystère s’enveloppe d’une légende qui le laisse transparaître. Œdipe est devenu roi de Thèbes en délivrant le pays d’un monstre femelle qui l’infestait, la Sphinge. La tradition courante et la littérature classique ne voient dans la Sphinge qu’un monstre fabuleux comme les autres, comme l’hydre de Lerne, la Chimère et les innombrables dragons de tous les pays. Mais, dans les Mystères antiques, le Sphinx était un symbole bien plus vaste et plus puissant. Avec son corps de taureau, ses griffes de lion et sa tête humaine, il représentait toute l’évolution animale d’où l’homme s’est dégagé. Ses ailes d’aigle signifiaient même la nature divine qu’il porte en germe. Sophocle a pris la Sphinge, que lui fournissait la légende populaire de Thèbes, en laissant simplement deviner son sens ésotérique. Œdipe n’est pas un initié, ni même un aspirant aux Mystères ; c’est l’homme fort et orgueilleux qui se jette dans la vie avec toute