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les grains. L’essai avait mal tourné, et, la récolte ayant été mauvaise, on craignit la famine. Le prix du pain s’éleva jusqu’à près de quatre sous la livre. Dans plusieurs provinces, le mécontentement prit une forme violente. On manifesta contre la vie chère. Des bandes se formèrent qui arrêtèrent les convois, saccagèrent les bateaux, pillèrent les marchés. À Versailles, les 2 et 3 mai, les émeutiers pénétrèrent jusqu’aux grilles du château. Les troupes envoyées pour les contenir furent mal commandées par le prince de Poix, qui perdit la tête et promit tout ce qu’on voulut. Le résultat de ces concessions fut que, le lendemain, Paris était en ébullition ; on se battit faubourg Saint-Antoine ; les boutiques lurent fermées faubourg Saint-Honoré. Mais voici le plus curieux de l’affaire : la discipline avec laquelle opéraient les insurgés, des distributions d’argent dont on eut la preuve, enfin l’extraordinaire mollesse de la répression donnèrent fortement à penser qu’on se trouvait en présence d’un mouvement concerté. Quel but poursuivaient les meneurs ? Et s’ils en voulaient à Turgot, n’en voulaient-ils qu’à lui ? Mme  Suard se fait, dans cette curieuse lettre, l’écho des bruits qui circulaient :


DE MADAME SUARD À CONDORCET

J’ai reçu les adieux de tous mes amis et ce soir je quille mon bon ami, je quitte Paris dans un moment de trouble. Vous aurez su qu’il y a eu des révoltes dans tous les environs et qu’hier il y en a eu une ici. On croit que les révoltes sont fomentées ; on a envoyé des détachemens, mais il semble que ce n’a été que pour les rendre spectateurs tranquilles des violences du peuple. A Versailles, on l’a laissé piller et voler les boulangers et enfoncer deux maisons de particuliers, sans faire le moindre acte de vigueur. Le prince de Poix a dit à la populace pour l’apaiser qu’on lui donnerait le pain à deux sols. En conséquence, hier, à Paris, le peuple a fait la loi aux boulangers. Les plus honnêtes l’ont payé à ce prix, et les brigands ont voulu l’avoir pour rien. Une preuve que le peuple n’était point disposé à la révolte, c’est qu’il indiquait lui-même les plus mutins. Ils ont été cette nuit à Montmartre, ont renversé deux moulins et dispersé tout le bled. Le Roi a écrit à M. Turgot avec lapins tendre estime, il lui dit aussi qu’il est désespéré de la sottise de M. de Poix. Combien je me suis félicitée que vous ne tussiez pas témoin de toutes ces attaques contre M. Turgot ! On m’écrit que M. Le Noir perd sa place de lieutenant de police et qu’on la donne à M. Albert. C’est sans doute un homme qui convient à votre ami, à celui de tous les gens de bien.

En cours de route, Mme  Suard note avec soin ses