Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/63

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas de celles que les distances effraient, dit-elle à Condorcet ; en vous suivant, je romps toutes mes habitudes et peut-être tous les liens de ma société : en ne vous suivant point, j’ai toujours un grand sacrifice à faire, celui de vous voir moins ; mais je conserve mon ami. » Au fond, elle n’était pas dupe et son propre sophisme ne l’abusait pas. C’en était fait de leur ancienne amitié. Toutefois, elle ne mesura pas les graves conséquences que cette brisure pouvait entraîner. Ah ! si elle avait pu lire dans l’avenir et prévoir l’événement auquel elle laissait ainsi le champ libre !…

On s’était promis de se voir tous les jours. On se tint parole, pendant quelques jours. Condorcet repassa les ponts. Mais la distance est si grande, à Paris, d’une rive à l’autre, et les empêchemens si nombreux ! Ajoutez les absences forcées, les tournées d’inspection, les voyages. Ce qui naguère était l’habitude de chaque jour, devient un dérangement auquel il faut faire une place parmi des occupations auxquelles suffit à peine la journée. Les interruptions se multiplient. Les silences se prolongent. Or, quand on ne s’est rien dit depuis longtemps, c’est étonnant comme on a peu de choses à se dire.


I

Un voyage ! Est-ce le nom qu’il faut donner à l’expédition que fit Mme Suard, justement en cette année 1775 ? Un autre mot ne conviendrait-il pas mieux : celui de pèlerinage ? Aucun temps plus que cet irréligieux XVIIIe siècle ne connut les dévotions particulières. Il rendait aux vivans le culte que nous n’adressons qu’aux morts. Jean-Jacques avait eu ses convulsionnaires et Franklin aura ses fanatiques. Pour lors Ferney était la Mecque des incroyans. Mme Suard avait longtemps désespéré d’y entrer, lorsqu’une occasion se présenta qu’elle saisit avec enthousiasme. Son frère Panckoucke allait soumettre à Voltaire le projet d’une édition de ses œuvres qui, d’ailleurs, ne parut jamais. Elle obtint qu’il l’emmenât. Ce « Voyage à Ferney » est resté célèbre, et la relation qu’en rédigea Mme Suard, sous forme de lettres à son mari, fait partie intégrante de la biographie du patriarche : c’est un chapitre de l’histoire des religions au XVIIIe siècle.

En ce temps-là, c’était une affaire qu’un voyage en Suisse,