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lui-même, qu’il s’agit « de provoquer un certain travail que tendent à entraver, chez la plupart des hommes, les habitudes d’esprit plus utiles à la vie, » de réveiller en eux le sentiment de l’immédiat, de l’original, du concret. Or « beaucoup d’images diverses, empruntées à des ordres de choses très différens, peuvent, par la convergence de leur action, diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à saisir. En choisissant les images aussi disparates que possible, on empêche l’une quelconque d’entre elles d’usurper la place de l’intuition qu’elle est chargée d’appeler, puisqu’elle serait alors chassée tout de suite par ses rivales. En faisant qu’elles exigent toutes de notre esprit, malgré leurs différences d’aspect, la même espèce d’attention et, en quelque sorte, le même degré de tension, on accoutume peu à peu la conscience à une disposition toute particulière et bien déterminée, celle précisément qu’elle doit adopter pour s’apparaître à elle-même sans voile. » A parler rigoureusement, l’intuition de l’immédiat est inexprimable. Mais on peut la suggérer, l’évoquer. Et comment ? En la cernant avec des métaphores concourantes. Modifier les habitudes d’imagination qui font obstacle en nous à une vue directe et naïve, rompre les mécanismes d’images dans lesquels nous nous sommes laissé prendre, voilà le but : et c’est en suscitant d’autres images et d’autres habitudes qu’on y peut parvenir.

Mais alors, direz-vous, où est la différence entre la philosophie et l’art, entre l’intuition métaphysique et l’intuition esthétique ? L’art aussi tend à nous révéler la nature, à nous en suggérer la vision directe, à lever le voile d’illusion qui nous cache à nous-mêmes ; et l’intuition esthétique est, à sa manière, perception de l’immédiat. Raviver le sentiment du réel oblitéré par l’habitude, évoquer l’âme profonde et subtile des choses : le but est le même ici et là ; et mêmes aussi les moyens : images et métaphores. M. Bergson ne serait-il donc qu’un poète, et son œuvre se réduirait-elle à ériger l’impressionnisme en métaphysique ?

L’objection a été faite maintes fois. A vrai dire, l’immense érudition scientifique de M. Bergson suffirait à la réfuter. Il faut n’avoir pas lu tant de discussions si documentées et si positives pour céder ainsi aux impressions d’art qu’éveille un style magique en effet. Mais on peut dire plus et mieux.