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Radicale est donc la différence entre l’intuition philosophique et l’analyse conceptuelle. Celle-ci se plaît aux jeux dialectiques, aux cascades savantes où elle ne s’intéresse qu’à l’immobilité des vasques ; celle-là remonte à la source des concepts et cherche à la saisir dans son jaillissement même. La seconde canalise et la première fournit l’eau. L’une acquiert et l’autre dépense. Ce n’est pas qu’il soit question de proscrire l’analyse : la science ne saurait s’en passer, et la philosophie ne saurait se passer de la science. Mais il s’agit de lui réserver sa place normale et son juste rôle. Les concepts sont les dépôts sédimentaires de l’intuition : celle-ci engendre ceux-là, non l’inverse. Du sein de l’intuition, vous verrez sans peine comment elle se dissocie et s’analyse en concepts, en concepts de tel ou tel genre et de telle ou telle nuance. Mais à coups d’analyses vous ne referez jamais la moindre intuition, comme, avec tous les déversemens imaginables, vous ne referez jamais la plénitude du réservoir. Partez de l’intuition : c’est un sommet d’où l’on peut descendre par une infinité de pentes, c’est un tableau que l’on peut placer dans une infinité de cadres. Mais tous les cadres ensemble ne recomposeront pas le tableau, et les points d’arrivée de toutes les pentes ne laisseront pas voir comment elles se rejoignent au sommet. L’intuition est un commencement nécessaire, c’est l’impulsion qui met l’analyse en branle et qui l’oriente, c’est le coup de sonde qui lui apporte une matière, c’est l’âme qui en assure l’unité. « Je n’imaginerai jamais comment du blanc et du noir s’entre-pénètrent si je n’ai pas vu de gris, mais je comprends sans peine, une fois que j’ai vu le gris, comment on peut l’envisager du double point de vue du blanc et du noir. » Voici des lettres que vous pouvez de mille façons disposer en chaînes : le sens indivisible qui court le long de l’enchaînement et qui en fait une phrase est la cause originelle de l’écriture, non pas sa conséquence. Ainsi de l’intuition par rapport à l’analyse. Or les commencemens, les élans générateurs sont l’objet propre du philosophe. Aussi la conversion et la réforme qui s’imposent à lui consistent-elles essentiellement en un passage du point de vue de l’analyse à celui de l’intuition.

De là résulte que l’instrument de choix pour la pensée philosophique, c’est la métaphore ; et aussi bien l’on sait quel incomparable maître en métaphores est M. Bergson. C’est, dit-il