Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/559

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exquise qualité, écrive d’un style fécond en vives images, il faut lui savoir gré de ce mérite trop rare. Mais ne soyons pas dupes d’une apparence typographique : ces pages sans notes sont nourries de science positive minutieusement contrôlée. Un jour, en 1901, à la Société française de Philosophie, M. Bergson racontait la genèse de Matière et Mémoire :

« Je m’étais proposé, — il y a quelque douze ans de cela, — le problème suivant. : « Qu’est-ce que la physiologie et la pathologie actuelles enseigneraient sur l’antique question des rapports du physique et du moral à un esprit sans parti pris, décidé à oublier toutes les spéculations auxquelles il a pu se livrer sur ce point, décidé aussi à négliger, dans les affirmations des savans, tout ce qui n’est pas la constatation pure et simple des faits ? » Et je m’étais mis à l’étude. Je m’aperçus bien vite que la question n’était susceptible de solution provisoire et même de formule précise que si on la restreignait au problème de la mémoire. Dans la mémoire elle-même, je fus amené à tailler une circonscription qu’il fallut resserrer de plus en plus. Après m’être arrêté à la mémoire des mots, je vis que le problème ainsi formulé était encore trop large et que c’est la mémoire du son des mots qui pose la question sous sa forme la plus précise et la plus intéressante. La littérature de l’aphasie est énorme. Je mis cinq ans à la dépouiller. Et j’arrivai à cette conclusion qu’il doit y avoir entre le fait psychologique et son substrat cérébral une relation qui ne répond à aucun des concepts tout faits que la philosophie met à notre service. »

Cet effort d’oubli provisoire pour se refaire un esprit libre et neuf ; ce mélange d’enquête positive et d’invention hardie ; une lecture prodigieuse ; d’immenses travaux d’approche poursuivis avec une patience inlassable ; la constante surveillance d’une critique informée des moindres détails et attentive à suivre chacun d’eux en ses moindres replis ; la philosophie entière de proche en proche rattachée à un problème que l’on eût tout d’abord estimé secondaire et partiel, se retrouvant en profondeur et se transfigurant par là même ; tout cela, d’ailleurs, si bien fondu et vivifié que l’exposé final laisse une impression de souveraine aisance : voilà ce qui caractérise partout la manière de M. Bergson.

Des exemples pourraient seuls permettre, et encore dans une faible mesure, de mieux comprendre cette démarche. Mais,