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que sa rigueur savante ne paraissait pas prédestiner à un triomphe si rapide ? Vingt ans y ont suffi, portant son effet bien au-delà des bornes traditionnelles ; voici que, d’un pôle de la pensée à l’autre pôle, son influence vit et travaille ; et l’action de ferment qu’elle exerce, nous la voyons dès maintenant s’étendre aux domaines les plus divers, les plus lointains : domaine politique et social où, de points opposés, non d’ailleurs sans quelque abus, on s’efforce déjà de la tirer en sens contraires ; domaine de la spéculation religieuse où, plus légitimement, on la croit appelée à fournir une illustre et lumineuse et bienfaisante carrière ; domaine de la science pure où, en dépit de vieux préjugés séparatistes, les idées qu’elle sème commencent à lever çà et là ; domaine de l’art, enfin, où il semble à plusieurs signes, qu’elle doive aider à prendre conscience d’eux-mêmes certains pressentimens restés jusqu’ici obscurs. L’heure est donc propice à étudier la philosophie de M. Bergson ; mais, en face de tant d’utilisations tentées, un peu prématurément parfois, ce qu’il importe avant tout, c’est, — lui appliquant sa propre méthode, — de l’étudier en elle-même, pour elle-même, dans ses tendances profondes et dans ses œuvres authentiques, sans prétention aucune à l’enrôler au service de quelque cause que ce soit.


I

Un voile interposé entre le réel et nous, enveloppant toute chose et nous-mêmes dans ses plis d’illusion, qui tombe soudain, comme si un enchantement se dissipait, et qui laisse ouvertes devant l’esprit des profondeurs de lumière jusque-là insoupçonnées, où se révèle, semble-t-il, pour la première fois contemplée face à face, la réalité elle-même : voilà le sentiment qu’avec une intensité singulière éprouve presque à chaque page le lecteur de M. Bergson. Révélation saisissante, et que ne saurait ensuite oublier celui qui l’a une fois reçue ! Rien ne peut rendre cette impression de vue intime et directe. Tout ce que l’on pensait déjà connaître en est renouvelé, rajeuni, comme par une clarté de matin ; et de toutes parts aussi, dans cette lumière d’aurore, germent et s’épanouissent des intuitions neuves, que l’on sent riches d’infinies conséquences, lourdes et comme trempées de vie, et dont chacune, aussitôt éclose, parait