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gaspillage des deniers de l’État, pour fonder le crédit public sur la confiance du peuple. De cette idée fondamentale procède en grande partie la politique financière de Necker.

On voit par là combien et en quoi il diffère des physiocrates en général et, plus spécialement, de Turgot. Ce dernier, tout imbu de formules et d’axiomes, hardi à briser les vieux cadres pour reconstruire d’après des plans nouveaux, d’ailleurs fermement persuadé que l’intérêt individuel, loyalement éclairé, aboutit forcément à servir tôt ou tard l’intérêt collectif, ne se confie, pour délivrer ces forces inconscientes, qu’à l’autorité absolue et prétend concentrer toute la puissance réformatrice entre les mains du Roi. Un programme radical réalisé par un vertueux despote, tel est, en résumé, l’idéal de Turgot. Necker, à l’opposé, croit fermement que, sans bouleverser l’édifice, on peut l’aménager et le rendre habitable ; il pense que, chez les hommes, l’intérêt personnel a besoin d’être dirigé, modéré par des freins solides, et qu’en attendant les leçons amères de l’expérience, il y faut suppléer par une sage réglementation. Pour réaliser les progrès, il voudrait ajouter à la bonne volonté du prince l’appui, l’encouragement de la nation elle-même, appelée, dans une certaine mesure, à faire connaître son avis sur quelques questions primordiales ; et la résurrection des États provinciaux, participant d’une manière efficace aux innovations désirables, lui semble le plus sûr moyen d’opérer les réformes. Necker tend donc à décentraliser, tandis que son prédécesseur inclinait à tout faire converger vers le centre. Plus conservateur que Turgot, il est aussi plus libéral.


Cette divergence de vues tient à une grande dissemblance de natures. Là où Turgot envisage surtout des principes, Necker tient compte essentiellement des circonstances et des nécessités. Il cherche à s’adapter aux conditions actuellement existantes et il ne prétend s’attacher qu’à des progrès immédiatement et entièrement réalisables. Pour tout dire en un mot, il fait la part des exigences de l’heure et de la résistance des hommes. Il n’est pas, comme l’a dit sa fille[1], « de ces esprits absolus qui croient tout perdu lorsqu’ils doivent faire quelque concession à la nature des choses et que la moindre colline ferait douter de

  1. Notice sur M. Necker, par Mme de Staël, passim.