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appelait, bien justement, les maigreurs de notre naturalisme d’alors. Il incriminait chez nos conteurs, et pas seulement chez eux, mais chez nos auteurs dramatiques, nos critiques, nos poètes, nos chroniqueurs, un appauvrissement de la vie intérieure et un rétrécissement de l’horizon intellectuel. Il estimait que cette littérature s’étiolait faute de se retremper aux sources profondes, dans la sensibilité nationale, d’une part, dans la haute culture, de l’autre. Un Gogol, un Tolsloï, un Dostoïewsky avaient su communier avec l’âme populaire de la Russie, un Tourguénief s’assimiler l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Angleterre. Celui-ci comme ceux-là avaient apporté, à la sève sentimentale et morale de leur pays, un enrichissement, parce qu’ils n’avaient pas été de purs lettrés, des mandarins du suprême bouton, mais des hommes vivans écrivant pour des hommes vivans. Je crois bien employer les expressions mêmes qui venaient aux lèvres de Vogüé dans cet entretien. Quand il causait, les idées lui arrivaient si précises, si abondantes qu’il prenait à peine le temps d’achever ses phrases. Il y avait comme du halètement dans sa voix, et cela faisait une espèce d’éloquence, prenante ou irritante, suivant que l’on acceptait ou non ses idées. Mais personne n’a jamais causé avec lui qu’il ait laissé indifférent.

Il m’apprit, au terme de cette conversation, qu’il allait sans doute rentrer à Paris. Je prévis alors quelle sorte d’œuvre il allait tenter et aussi à quelles difficultés il se heurterait. Si étrange que la chose puisse paraître au premier abord, la littérature d’après 1870 commença par continuer celle d’avant le désastre, exactement comme si la funeste année n’avait pas marqué, pour notre race, la plus redoutable des étapes. Il y eut certes des exceptions. Pour la majorité des écrivains, ou bien la défaite sembla, une fois la première surprise passée, ne pas compter, ou bien elle devint une matière à observation tout comme une autre. Les nouvelles réunies dans le volume : Les Soirées de Médan, toutes remarquables, et dont une au moins, Boule-de-Suif, est un chef-d’œuvre, révèlent cet état d’esprit, Filles procèdent, comme les divers romans de cette époque, des théories professées par les maîtres qui florissaient sous le second Empire : Taine, — le Taine d’avant les Origines, — les frères de Goncourt, Flaubert. Entre le Parnasse de 1870 et celui de 1860, aucune différence d’inspiration. C’est toujours