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qu’il parle. Le plus souvent, ses harangues sont pleines non seulement de force, mais d’adresse. Il est, dans les batailles parlementaires, peu de tacticiens aussi avisés, et, dans ses heures de coquetterie, peu de galans qui sachent mieux courtiser la Chambre, lorsqu’il veut la prendre. En cette double et complexe escrime, M. Jaurès est maître passé. L’autre jour, pourtant, il la blessa cruellement, et elle se défendit, parce qu’il y a des choses que personne, pendant très longtemps, ne pourra plus dire à une assemblée française. Tout ce que nous demandons à l’Allemagne, c’est la paix, dans un respect de part et d’autre égal ; ce qui est au-delà ne se demande et ne se commande point. Dans les rapports des nations, comme dans ceux des individus, la justice précède le sentiment, et elle en demeure distincte. Le droit n’a pas besoin de supposer l’amour, ni la coexistence la coopération. M. Jaurès avait fait la gageure d’imprimer à l’opinion, dans la Chambre elle-même, une trop violente poussée : il ne pouvait pas ne pas la perdre, et c’est pourquoi il y eut du tumulte. Quel dommage que son discours ait ainsi dévié ! Il avait, en son exorde, rencontré les formules les plus pittoresques : « Vous avez, au Maroc, internationalisé les profits, et nationalisé les charges. » Le second jour, le philosophe et le poète travaillèrent à effacer les impressions de la veille : par ces après-midi de tempête, des vagues de sons et de couleurs déferlèrent. Le nom de Canovas est venu tout à l’heure un peu artificiellement sous ma plume à propos de M. Caillaux ; le nom de Castelar y vient tout naturellement à propos de M. Jaurès. De plus en plus la manière de M. Jaurès se rapproche de la manière d’Émilio Castelar. Le moindre discours de l’un comme de l’autre tourne et tend à une large synthèse où se confondent toute la création, toute la vie et toute l’histoire. La parole de l’un comme de l’autre est un orchestre fait de tous les instrumens et de toutes les voix. L’effet en peut bien être charmant et formidable ; mais il exige, chez celui qui le produit et chez ceux qui en veulent jouir, avec une culture universelle, une infatigable attention. Le vulgaire perd un peu pied en ces profondeurs, et, à ces altitudes, son admiration s’essouffle. Ballotté de l’abîme à la nue, il se croit égaré dans l’écume et-dans le brouillard. Il n’aperçoit pas très nettement par quel lien le réveil du puritanisme aux États-Unis se rattache à la solution pacifique de la question marocaine ; et c’est sa faute assurément. La faute en est non pas à la puissance de l’orateur, mais à son impuissance, à lui. Néanmoins, il est pardonnable de préférer à cette abondance, à cette opulence, à cette magnificence espagnole la précision, la sûreté