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Depuis lors, Fanny Burney n’écrit plus une lettre sans que nous y voyions reparaître la sympathique figure du colonel Fairly ; et toujours nous le devinons s’efforçant héroïquement à affecter une résignation souriante : mais toute sa bonne humeur ne réussit pas à tromper le flair psychologique de la jeune romancière, devenue à présent sa confidente attitrée, et qui sans cesse, pour lui plaire, l’entretient des « graves sujets appropriés à son état d’esprit. » Au mois de juin 1788, quelques légers symptômes précurseurs de la prochaine maladie du Roi contraignent celui-ci à venir passer l’été dans la petite ville d’eaux de Cheltenham ; Fanny Burney se trouve être du voyage, tout de même que le colonel Fairly. Chaque jour, maintenant, après que tous les officiers de la suite royale ont pris le thé dans la chambre de la jeune femme, le beau colonel, décidément inconsolable, s’attarde en tête à tête avec son amie ; et à coup sûr ces entretiens doivent être pour celle-ci des événemens d’une importance considérable, car jamais elle ne manque à les commémorer longuement dans ses lettres. « Sitôt resté seul avec moi, écrit-elle par exemple, il est revenu à ses sujets préférés, la mort et l’immortalité, l’inévitable misère de tous les rangs et de tous les âges dans ce misérable monde toujours sans repos. Et moi, sans oser le contredire, je médisais : Hélas ! pourquoi faut-il qu’un homme si excellent soit si malheureux ! » Une autre fois le colonel lui lit un poème « répondant bien à sa condition, » le récit d’un Naufrage. « Les passages choisis étaient vraiment très beaux. Mais surtout, il y avait un vers, — un vers délicieux, — qu’il a lu avec une émotion touchante :

Il sentait toute la chasteté d’une muette douleur.

« Il s’est arrêté, sur ce vers, et a soupiré si profondément que sa tristesse m’a, moi-même, imprégnée tout entière. »

Ainsi les journées s’écoulent doucement, et la pauvre Fanny Burney éprouve un gros crève-cœur lorsque, vers le milieu du séjour de Cheltenham, le colonel Fairly se voit retenu au lit par une méchante crise de goutte, — car son chagrin ne lui a rien enlevé de son solide appétit naturel. Mais aussi quelle joie, dans le petit salon, quand, au bout d’une semaine, le malade est enfin parvenu à se remettre sur pied ! Désormais il s’installe durant les heures dans le salon de sa jeune consolatrice, y écrit ses lettres, et ne serait même pas éloigné d’y recevoir ses visites. Pareillement, c’est sans l’ombre d’un scrupule qu’il charge Fanny d’aller porter, en son lieu, à la reine Charlotte une lettre qu’un certain grand seigneur lui a remise pour elle. Se désignant soi-même