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pas respecter : c’est celui du mariage. De toutes ces femmes de la fin du XVIIIe siècle qui ont mis délibérément en pratique les principes les plus « avancés » de nos modernes féministes, aucune n’a revendiqué plus insolemment le droit de « vivre sa vie, » — sa vie d’indépendance égoïste et d’expériences voluptueuses. Elle a usé de son « droit au bonheur » avec une continuité, une persévérance que les déceptions les plus profondes n’ont jamais découragées. Et à cet égard, elle est bien la femme de son roman. Toutes les fois qu’elle en trouve l’occasion, elle fait, — par la bouche de l’un de ses héros, — le procès du mariage et l’apologie de l’union libre : « Ah ! dit Alvare, les catholiques n’ont pas réussi à rendre le mariage plus heureux en rendant sa chaîne indissoluble ; triste idée de faire un devoir indispensable hérissé des plus horribles punitions, si on le transgresse, du sentiment le plus libre de la nature, la préférence ! Le penchant qui attire deux êtres l’un vers l’autre a besoin de toute sa liberté pour naître et ne peut durer que par une suite de chances heureuses, de convenances continuelles, impossibles à rencontrer dans les chocs d’humeur inévitables au sein des unions où il entre des arrangemens de famille. La douce intimité, cet attrait irrésistible de deux âmes qui se cherchent, se confondent et ne font qu’une existence, peuvent-ils se rencontrer où le mépris des hommes vous menace ? si vous manquez aux lois qui vous sont imposées, ils vous poursuivent jusque dans votre intérieur. Le mariage, comme les convenances d’une certaine société font arrangé, ne peut se rencontrer avec le bonheur ; il choque trop la fierté et toutes les qualités élevées de la nature humaine. » Des déclarations de ce genre ne sont pas isolées dans Alvare : le mariage et le bonheur sont déclarés incompatibles ; et qui oserait mettre en doute qu’on doive rechercher uniquement le « bonheur ? »

Qui oserait en douter ? Les chrétiens d’abord. Aussi Aimée de Coigny a-t-elle pour le christianisme une antipathie instinctive qui se traduit si souvent dans son œuvre, — M. Lamy avait déjà noté ce trait à propos des Mémoires, — que ce roman d’amour est, à la lettre, un roman anticlérical. Mais il faut s’empresser d’ajouter que cet anticléricalisme admet des distinctions et des nuances. On peut faire grâce au protestantisme, puisqu’il autorise le divorce : « Que seriez-vous devenue, Théodora, dans un pays où le divorce eût été impossible, où il eût