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métier ; les personnages ne vivent guère et sont souvent un peu conventionnels. Surtout, l’ouvrage est conçu dans un esprit si romanesque, si irréel, si peu conforme peut-être au tempérament vrai de l’auteur, que l’illusion du lecteur ne trouve guère où se prendre. Et enfin, maintes pages sont gâtées par l’odieuse phraséologie du temps, cette phraséologie très spéciale qui vient pour une large part de Rousseau, et où la déclamation, la fausse sentimentalité, toutes les figures de la plus détestable rhétorique semblent s’être donné le plus ridicule des rendez-vous : « En se retournant, elle aperçut un arbre : Ah ! dit-elle, cet arbre, témoin du serment que je viens de vous faire, porte déjà le témoignage de nos sentimens : lisez ! c’est vous qui l’avez gravé ! Alvare lut : « L. T. A. Salut, lieu chéri ! tu nous as vus heureux ! nos cœurs sont unis par des sentimens innocens ! » C’était un des arbres sur lesquels le marquis avait écrit cette inscription la veille de son départ pour Londres ; il poussa un soupir et sans rien dire il prit la main de Louise et sortit avec elle du bosquet. » — « Premiers jours du printemps de Louise, je vous salue : hélas ! que vous fûtes rapides !… » — « Ne me reprochez plus de détourner mes regards du plus beau spectacle que puisse offrir la société, une femme sensible, une mère vertueuse. » — « Alvare, en prononçant ces mots, avait la voix concentrée, coupée par des sanglots ; il serrait étroitement sa femme contre son cœur et regardait le ciel avec une expression à la fois sombre et passionnée. Louise, attendrie, versa un torrent de larmes sur le sein de son Alvare. Il y mêla les siennes, et ce couple heureux goûta dans l’abandon d’une sensibilité exaltée un charme inconnu aux âmes ordinaires. » Je ne sais si j’ai jamais lu un livre où il y ait tant de larmes versées, tant d’embrassades, tant de génuflexions, et où l’auteur ait tant consommé de points d’exclamation.

Ne nous arrêtons pas à ces ridicules extérieurs. Chaque époque littéraire, après tout, a sa phraséologie particulière qui s’impose même aux écrivains de génie, et peut-être, dans un demi-siècle d’ici, nos petits-neveux auront-ils le droit de traiter sans indulgence notre manière d’écrire. Il va d’ailleurs sans dire que je n’écrirais pas un article sur Alvare, s’il n’y avait que des pages comme celles que je viens de citer. Il en est d’autres, heureusement, qui tranchent singulièrement sur celles-là : « Le courage et la vertu consistent moins à faire toujours bien, qu’à