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M. Romain Rolland fût en possession de tout son projet. Il venait d’écrire sa poignante Vie de Beethoven, soumise aux documens. Or, au-delà des documens que le biographe n’ose guère dépasser, il apercevait tout un monde. Il reprit le Beethoven ; mais il se dégagea de toutes servitudes : au petit Ludwïi van Beethoven, il substitua un Jean-Christophe Krafft, pour le conduire à sa guise. Il écrivit le roman de cet enfant-là. le même et qui seulement lui appartenait. Après l’Aube : le Matin, et ensuite l’Adolescent, et ensuite la vie, toute la vie de Christophe installé à Paris.

C’est en chemin que Christophe s’est vu charger de son rôle emblématique, de son rôle qui ne consiste pas tout à fait à représenter une génération française, non, mais à recevoir le contre-coup d’une époque française, à en pâtir, à l’exalter en lui et ainsi, pourtant, à en être le symbole, comme un Christ épuisant en soi la misère des hommes.

Eh bien ! le génie et la nationalité de Christophe me gêneront. L’auteur n’en fut-il pas gêné ? Beaucoup moins, ayant conçu (mais alors je ne peux le suivre) que le génie de Christophe passait toutes frontières de nationalité. En second lieu, il estime que l’art est un stratagème par lequel « on s’évade de soi : on se sauve dans l’œuvre qu’on crée. » Il faut donc créer un héros qui certes vous ressemble, mais qui soit différent assez pour donner le change au moi sempiternel. Enfin, M. Romain Rolland n’eut pas tort s’il accepta volontiers que son héros ne parût pas trop évidemment fabriqué pour sa mission, destiné à son allégorie, combiné comme pour un savant rébus.

De cette manière, l’œuvre sera d’une interprétation moins commode ; on n’en tirera pas si aisément les formules qui en traduiraient le sens profond. Mais, ce qu’elle aura perdu en limpidité, elle le gagnera en vérité. L’auteur n’eût pas refusé de lui donner les deux mérites ; ayant un sacrifice à consentir, il n’hésitera guère : son œuvre est à la fois trouble et vivante.

Elle admet le hasard ; ainsi fait la vie : et ni les intentions de la vie, ni celles de Jean-Christophe ne sont toujours manifestes. Les épisodes s’accumulent, sans qu’on sache très bien ce que l’auteur a en vue : et savons-nous ce que nous veut la vie ?…

Je ne vois pas, dans les dix volumes de Jean-Christophe, un autre principe de composition philosophique ou narrative. Mais, quant à la distribution des parties, elle est (si je ne me trompe) de qualité musicale. Nous sommes perdus si nous cherchons à tirer de là, comme d’une œuvre discursive, une conclusion. C’est plutôt une symphonie, avec les théines qui reviennent, délicatement modifiés, sur des