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sans pour cela subir l’influence de qui l’on admire ou l’on aime. Admiration n’est nullement synonyme d’imitation. Il y a des admirations d’ordre historique qui sont parfaitement conciliâmes avec la plus entière indépendance de jugement, et qui autorisent, et même légitiment toute sorte de réserves sur le fond des choses et des questions. D’autre part, et sans qu’il les ait jamais dites, ce me semble, expressément, on peut entrevoir les raisons profondes qui font que, au moins pendant longtemps, Brunetière s’est secrètement dérobé à l’impérieux ascendant de la parole et de la pensée du grand orateur ; et ces raisons, je crois bien qu’on peut les définir en trois mots : Bossuet était un prêtre, non un laïque ; il n’était point pessimiste ; il n’avait pas dans sa foi cette inquiétude, ce je ne sais quoi de tragique sans lequel, nous autres modernes, nous avons peine à concevoir le profond sentiment religieux. Or, tout cela, Brunetière le trouvait dans Pascal. Et c’est pourquoi, bien plus que Bossuet, l’auteur des Pensées a été, je crois, le vrai maître de sa vie intérieure, celui en tout cas qu’il a le plus écouté et le mieux suivi.

De cet ensemble de dispositions intimes il est difficile, je le sais, d’apporter des preuves péremptoires. Peut-être cependant n’en est-on pas réduit, là-dessus, aux simples conjectures, et certains indices nous permettent-ils de nous rendre compte que nous ne faisons pas fausse route. De ces indices le plus révélateur peut-être est ce besoin qu’à plus d’une reprise a éprouvé Brunetière de pascaliser, si j’ose ainsi dire, son cher Bossuet. Tout au début de sa carrière, dans un très beau parallèle entre Voltaire et Bossuet, il écrivait : « Et le prêtre du XVIIe siècle a vu plus loin et plus juste que le pamphlétaire du XVIIIe, car ayant traversé comme les autres les angoisses du doute et sué, dans le secret de ses méditations, l’agonie du désespoir, il a compris que, toutes choses qui tiennent de l’homme étant imparfaites, c’était trahir la cause elle-même de l’humanité que de dénoncer au sarcasme, au mépris, à l’exécration les maux dont on n’a pas le remède. » La phrase est admirable : elle s’appliquerait assez bien à l’auteur du Mystère de Jésus, lequel d’ailleurs n’a probablement jamais connu le doute ; elle ne s’applique guère à Bossuet, [que la sérénité de sa foi a toujours préservé, ce me semble, de « l’agonie du désespoir. » A plus de vingt ans d’intervalle, dans une conférence sur Ce que l’on