Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’il n’aime pas, dit Bembo. — Comment vous tirerez-vous de cette contradiction ? lui demanda-t-on. — C’est très facile, reprit-il, si l’on sait ce qu’est l’Amour idéal :


L’amour n’est autre chose qu’un certain désir de jouir de la beauté et, parce que le désir ne se porte que sur les choses connues, il faut toujours que la connaissance précède le désir : lequel de sa nature tend vers le bien, mais est aveugle et ne le connaît pas. Cependant la nature a ainsi ordonné les choses qu’a toute vertu clairvoyante est jointe une vertu appétitive et parce que dans notre âme il y a trois moyens de connaître les choses, par les sens, par la raison et par l’âme, voici que des sens naît l’appétit, lequel nous est commun avec les animaux ; de la raison naît le choix, qui est le propre de l’homme ; de l’âme intuitive, par laquelle l’homme peut communiquer avec les anges, naît la volonté. Pareillement, comme les sens ne peuvent connaître rien que les choses sensibles, ce sont celles-là seules que l’appétit désire, et comme l’intelligence ne peut se tourner vers autre chose que la contemplation des choses intelligibles, cette volonté se nourrit seulement de biens spirituels. L’homme, d’une nature raisonnable, placé comme à mi-chemin entre ces deux extrêmes, peut, par son choix, en s’inclinant vers les sens ou en s’élevant vers l’intellect, s’abandonner au désir des uns ou de l’autre. Il y a donc deux manières de désirer la beauté, dont le nom générique convient à toutes les choses naturelles ou artificielles qui sont composées avec les bonnes proportions et l’exacte mesure que comporte leur nature.


Ainsi débuta Bembo et, alors, dans ce temps où rien n’était platonique, ni la haine, ni l’amour, dans ce cercle d’hommes tous bouillonnans de passions brutales, il se mit à parler de la beauté idéale, qui n’est autre que « le vrai trophée de la victoire de l’âme, quand, avec la vertu divine, elle maîtrise la nature matérielle et, par la lumière, surmonte les ténèbres du corps. » Il disait :


Si donc, l’âme étant prise du désir de jouir de cette beauté comme d’une chose bonne, se laisse guider par le jugement des sens, elle tombe dans les plus graves erreurs. Jugeant que le corps dans lequel se voit la beauté est la cause principale de cette beauté, elle estime que, pour jouir de celle-ci, il est nécessaire de s’unir le plus intimement possible avec celui-là, ce qui est faux : car celui qui s’imagine, qu’en possédant le corps, il jouira de la beauté, se trompe, et est mû, non par une vraie connaissance due au choix de la raison, mais par une fausse opinion due à l’appétit des sens : d’où il suit que le plaisir qui s’ensuit est nécessairement faux et menteur. Et tous ces amans, qui viennent à accomplir leur désir, tombent dans l’un de ces deux maux : ou bien ils sont saisis, dès l’accomplissement du désir, non seulement de satiété et d’ennui, mais de haine pour l’objet aimé, comme si l’appétit se repentait de son erreur et reconnaissait le piège