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Gonzague, pour sa mère Isabelle d’Este, pour Emilia Pia, pour la jeune duchesse d’Urbino et quelques autres belles dames et aussi pour des humanistes : l’évêque de Bayeux, Ludovico da Canossa, messire Jean-Baptiste Ramusio ; enfin, un exemplaire unique sur vélin, relié « de la plus belle manière, en peau, ornée de nœuds et de feuillages, » avec les pages dorées, était sans doute destiné à Charles-Quint.

Une fois paru, en 1528, le Cortegiano devient, durant tout le siècle, la lecture obligée de tout homme du monde, une chose dont on se nourrit, que les moins intellectuels connaissent, qui figure sur la tablette la plus pauvre en livres et où l’utile seul est rassemblé. Cela ne veut pas dire qu’on y trouve un évangile des temps nouveaux. Comme tous les livres dont la popularité est immédiate, le Cortegiano ne dépasse pas son temps. Quand on marche plus vite que la foule, on marche seul. Mais il rend sensible à tous l’idéal confus des meilleurs hommes de son temps. C’est le portrait de ce que doit être, non pas précisément le « courtisan, » — car dans beaucoup d’endroits, la « courtisanerie » y est blâmée, — mais l’homme de Cour, et non pas seulement l’homme de Cour, mais ce que nous appellerions aujourd’hui « l’homme du monde, » et, en bien des points, l’honnête homme, ou l’honnête femme, tout simplement. Il s’adresse donc, sauf aux moines, à tout ce qui sait lire à cette époque. Et cela dans la langue la plus simple, la plus claire, la plus familière. Ce n’est donc pas, à proprement parler, un ouvrage de philosophie, mais un manuel de savoir-vivre, et il est vrai que toutes les philosophies du monde aboutissent à un manuel de savoir-vivre, à moins qu’elles n’aboutissent à rien, — ce qui est encore fort ordinaire. Mais, ici, la forme des conseils, sans être didactique, est pourtant beaucoup plus précise que chez les philosophes et leur application plus immédiate. Avec cela, on peut douter que le Cortegiano nous rende exactement la physionomie de l’homme de la Renaissance, mais il nous rend la physionomie que l’homme de la Renaissance voulait avoir. Le grand talent du portraitiste n’est pas de faire un portrait qui ressemble à son modèle, mais bien de faire un portrait à quoi son modèle a envie de ressembler. Et, à coup sûr, Castiglione y a réussi. Les témoignages abondent. Je n’en veux, pour exemple, que le plus savoureux d’entre eux, celui de Vittoria Colonna, marquise de Pescaire. Bien avant la publication du