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« Je crains comme vous, lui écrit-il[1], que, peu accoutumés à voir leur marine un peu passablement bien, ces bons Français ne se fassent illusion sur la figure qu’elle pourra faire en cas de guerre, attendu qu’indépendamment de la disproportion toujours immense du nombre des vaisseaux (par rapport avec l’Angleterre), celle de la valeur intrinsèque des officiers et des matelots est bien plus grande encore. Et je ne pense par conséquent qu’en tremblant à tout ce qui pourra leur arriver, si, par malheur, ils en viennent à une guerre envers la Grande-Bretagne. »

Vergennes, mieux renseigné, savait bien à quoi s’en tenir sur ces jugemens peu bienveillans et ces prévisions pessimistes. Mais les avertissemens, journellement répétés, de Mercy-Argenteau ne laissaient pas d’influer sur ses vues et d’augmenter sa circonspection naturelle. Pour tant de motifs différens, il inclinait donc au parti d’atermoyer et de gagner du temps, et il se réfugiait dans une attitude équivoque, donnant de bonnes paroles à chacun des belligérans, Anglais ou « Insurgens, » laissant aux deux partis l’espérance d’obtenir un jour l’appui de la puissance française. On attendrait ainsi les nouvelles des premières rencontres. Si l’effort des Américains paraissait s’affirmer, si la cause de l’indépendance était servie par la fortune, il serait temps alors de se déclarer au grand jour et de jeter dans la balance l’épée qui emporterait la victoire.

Politique, si l’on veut, médiocrement glorieuse, sage néanmoins, aisément défendable, et dont le principal défaut était d’être difficile à maintenir parmi l’effervescence d’un peuple impressionnable, sentimental et chevaleresque. Chaque jour davantage, en effet, à voir ces opprimés en lutte avec leurs oppresseurs, à entendre ces voix qui s’élevaient pour la liberté, à se souvenir, surtout, contre quels adversaires éclataient ces appels adressés, à travers les plaines de l’Atlantique, aux armées du Roi très chrétien, un frémissement patriotique courait sur les libres françaises. La jeune noblesse, tout spécialement, « élevée, comme dit l’un d’eux, par un contraste singulier, au sein d’une monarchie dans l’admiration des héros des républiques grecque et romaine[2], » cette noblesse sentait croître

  1. Lettres de Kaunitz à Mercy-Argenteau, du 1er octobre 1777. — Correspondance publiée par Flammermont.
  2. Souvenirs et anecdotes, par le comte de Ségur.