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qu’il aimait mieux ne pas préjuger l’échec de la démarche, ce qui était se tirer spirituellement d’affaire. La lecture attentive des journaux depuis quelques jours suffisait pourtant à révéler le caractère irréductible du mouvement bulgare. Nous en voyons à présent l’explosion, mais il est en préparation depuis trente ans ; il agit depuis cette date dans la pensée populaire dont il a déterminé l’orientation, il s’est emparé des âmes avant de se traduire en acte et, puisque le roi Ferdinand ne l’a pas empêché, c’est qu’aucun gouvernement n’aurait pu le faire. Nous ne sommes plus au temps où on disait, où on croyait que les peuples voulaient toujours la paix et que les gouvernemens seuls, les rois et les empereurs la troublaient. Les rois, les empereurs, les gouvernemens sont pacifiques aujourd’hui ; les peuples ne le sont pas, ou du moins ils ne le sont pas tous et toujours. C’est le peuple bulgare qui a voulu la guerre : si le roi Ferdinand avait prétendu l’empêcher, il aurait été renversé, peut-être même lui serait-il arrivé quelque chose de pire. Là est l’explication de ce qui se passe sous nos yeux. Le patriotisme guerrier des Bulgares n’a d’égal que celui des Turcs. On se tromperait fort, en effet, si on croyait que ceux-ci sont plus pacifiques que ceux-là. Les rues de Constantinople ont été remplies, pendant ces derniers jours, de manifestations belliqueuses aussi exaltées et aussi sincères que celles de Sofia. Les manifestations des grandes villes, surtout des capitales, ne prouvent peut-être pas grand’chose ; mais dans les deux pays, le peuple tout entier vit depuis longtemps dans le rêve, dans l’obsession de la guerre. Les Turcs ont tant de revanches à prendre, de vengeances à exercer ! On assure, et nous nous en réjouissons, qu’ils sont enfin à la veille de conclure la paix avec l’Italie : s’ils la font vraiment, ils n’en seront que plus désireux, plus empressés, plus impatiens de relever ailleurs leur drapeau. Cette guerre qui n’aboutissait pas, où ils ne pouvaient pas disposer de la plus grande partie de leurs forces, où ils ne pouvaient pas joindre l’adversaire et le prendre corps à corps, a laissé dans leur cœur une irritation ou, pour mieux dire, une colère qui ne peut s’apaiser que sur d’autres champs de bataille. Peut-être même cette diversion est-elle nécessaire au gouvernement ottoman pour faire accepter et, qu’on nous pardonne le mot, pour faire passer la paix italienne qui, sans cela, provoquerait une dangereuse explosion de rage dans tout le monde arabe. De quelque côté qu’on se tourne en Orient, on y voit donc le fantôme de la guerre, partout menaçant et tragique. L’Europe n’y peut rien, elle est impuissante. Quand le sort des armes aura prononcé, quand les ennemis d’aujourd’hui auront mesuré leurs forces sur les champs