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partie, est double. Elle a trois belles pièces en avant, du côté opposé à la montagne. Dans la troisième, où est le poêle, il y a des provisions, la table à manger et des vaisselles.

— Voulez-vous goûter la tire ?

La tire, c’est le sucre d’érable à l’état filant, une pâte brune dans le plat, dorée par transparence, où l’on pique la pointe d’un couteau. Je goûte la tire, et la déclare délicieuse, ce qui me vaut une demi-naturalisation canadienne. On cause de l’hiver, des terres qui sont encore bien froides pour le labour, et aussi de la race. En prenant congé de M. Thomassin, je ne puis me tenir d’observer tout haut, voyant l’homme au grand jour, à la porte de son royaume :

— Avez-vous l’air d’un de nos marins !

— Eh ! monsieur, riposte-t-il, ça se peut bien : on est venu du comté d’Avranches !

Le cheval se remet à trotter, et nous conduit chez les Braun, qui ne sont pas plus prévenus de notre visite que ne l’étaient les Thomassin. La mère a eu dix-sept enfans ; elle en a quatorze vivans. Sept ou huit sont autour de nous dans la première pièce, et le plus petit dort dans un berceau d’osier, posé à terre. Vraiment, il y a une distinction et une dignité singulières chez la mère canadienne. Celle qui nous reçoit a sûrement passé plusieurs années de son enfance dans un couvent, comme presque toutes les fermières qui prennent là un degré de culture et de civilisation que les hommes n’ont pas. Elle a un visage ovale, grave et bon, que la jeunesse n’a pas quitté. Plus jeune, elle a dû ressembler à un modèle du Pérugin. L’un après l’autre, elle me présente les grandes filles qui l’aident dans le ménage, les petits qui jouent autour d’une table, puis, regardant le dernier, qui dort, elle me dit :

— Je suis bien contente : je n’ai pas eu d’enfant cette année. C’est dur, voyez-vous, d’être toujours penchée sur le berceau et réveillée la nuit ! A présent, on attend la récompense.

De quelle récompense voulait-elle parler ? De l’éternelle ? De l’appui que prêtent, aux parens, les enfans devenus grands ? Les deux pensées étaient sûrement dans son esprit.

Que cela est admirable, divin et humain !

A peine a-t-elle achevé, que le dernier né se met à s’agiter dans le berceau. Elle fait un signe, du doigt. Et, aussitôt, une petite de six ans, qui était là, jouant aux dés sur la table.